De temps à autre, Dialogue invite une personnalité publique à lancer une conversation sur une question porteuse pour elle. Aujourd’hui, l’ingénieure en aérospatiale Farah Alibay, qui travaille au Jet Propulsion Laboratory de la NASA, en Californie, lance le bal. Au menu : faire des compromis… sans s’égarer en chemin.

En tant qu’ingénieure de systèmes, mon métier est basé sur le compromis. Je suis une professionnelle dans le domaine de la résolution de conflits techniques. Quand on construit un satellite, chaque spécialiste a la charge de son propre système : l’ordinateur de bord, l’alimentation d’énergie, la communication, etc. Entre ces systèmes, il y a souvent des conflits ou des incompatibilités. Mon travail, c’est de trouver une résolution.

J’écoute ce que chaque personne a à me dire, leur raisonnement pour faire les choses à leur manière, et je trouve un juste milieu. Les solutions ne font jamais tout à fait l’affaire de personne, mais finalement, ça crée un satellite qui fonctionne à la perfection et qui fait des découvertes extraordinaires.

Ce système de négociation pourrait être aussi bien utilisé pour décrire le fonctionnement de notre société. En effet, cette approche du compromis, pour comprendre les différences d’opinion et de points de vue, je l’adopte dans ma vie de tous les jours.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Farah Alibay

En grandissant, nous sommes tous encouragés à écouter les autres, à essayer de comprendre leur point de vue, et à les respecter, malgré nos différences. Je l’ai vécu très concrètement dans mon enfance : ma famille est musulmane et j’ai étudié dans une école catholique jusqu’à l’âge de 18 ans.

Cette différence culturelle et religieuse a historiquement été la source de guerres et de discrimination partout dans le monde. Pourtant, personnellement, j’ai trouvé cette expérience rafraîchissante et stimulante. Avoir à constamment remettre en question son système de croyances, à s’adapter, à apprendre des autres et à évoluer, c’est ce qui nous rend plus tolérants et empathiques.

Au cours de ma vie, grâce à cette vision du monde, j’ai développé de belles amitiés inattendues avec des gens qui ne partageaient pas nécessairement toutes les mêmes valeurs que moi. Mon expérience n’est pas unique, et je crois sincèrement qu’en tant qu’individus, nous cherchons tous à comprendre l’autre, à trouver un compromis, à créer une société harmonieuse.

Quand le dialogue cesse d’en être un

Récemment, des évènements politiques et sociétaux ont bouleversé mon monde. J’ai commencé à me demander si ces valeurs fondamentales d’écoute et de compromis étaient peut-être trop naïves.

En tant que femme vivant aux États-Unis, j’ai vu mes droits à ma propre autonomie corporelle, à ma capacité de choisir ce qui peut ou pas résider dans mon utérus, commencer à disparaître. Ce changement est le résultat du système de croyances d’un sous-ensemble de la société dans laquelle je vis.

Lorsque des lois qui limitent le droit à l’avortement ou à l’affirmation de son identité de genre ont commencé à apparaître, j’ai eu une réaction de colère, de peur, de désir de se battre, de refus du compromis. Ce comportement est tellement loin de celui qui est ancré en moi, de la personne pacifiste positive que je suis, toujours prête à essayer de comprendre l’autre côté de la médaille.

Prendre conscience que je m’éloignais de mon propre système de valeurs dans ma réaction à ces évènements m’a mise mal à l’aise. Où allons-nous en tant que société si nous ne sommes pas capables de trouver un terrain d’entente ? Et que se passe-t-il si nos différences d’opinions sont si vastes qu’elles divisent une population sans possibilité de compromis ?

Nous en constatons déjà les effets ; une société dans laquelle nous n’essayons pas de comprendre les points de vue des autres est une société où chaque faction s’enracine de plus en plus dans sa propre chambre d’écho et cesse d’évoluer.

Dans ce moment d’introspection où j’ai essayé de comprendre ma réaction viscérale face à des évènements politiques, j’ai réalisé que ce qui m’était demandé n’était pas un compromis. On pourrait croire que c’est un simple débat d’opinions : être « antiavortement » ou « pro-choix ? ». Mais ce n’en est pas un.

Quand on fait un compromis, chaque partie négocie, s’adapte et s’ajuste afin de pouvoir exister harmonieusement et fonctionner. Les cas de l’avortement et des droits à l’autonomie corporelle sont intrinsèquement différents. Il s’agit d’un cas où une partie de la population prive une autre de ses droits fondamentaux, où l’opinion ou la croyance d’une personne nuit à une autre et met en péril sa sécurité et son bien-être.

Ce n’est pas un compromis, c’est un vol.

Cette réflexion m’a amenée à ajouter une limite à ma réaction face à un conflit : la tolérance et la volonté de faire des compromis ne peuvent jamais se faire au détriment de ma sécurité personnelle.

Cette nouvelle valeur morale me permet de rester fidèle à moi-même malgré ce qui peut ressembler à une contradiction. Je peux ainsi continuer à me battre et à me rebeller dans les aspects de ma vie où mes droits fondamentaux sont en danger, sans renoncer à ma conviction que les valeurs de l’empathie et de l’écoute des expériences d’autres devraient guider nos vies et notre société.

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