(Tunis) C’est un matin frais mais ensoleillé du mois de décembre à Tunis et je suis assis devant… Serge Chapleau.

Oui, bon, enfin, pas le caricaturiste de La Presse. Mais presque.

Je suis dans la salle de conférence de l’édifice du Syndicat national des journalistes tunisiens, sur l’avenue des États-Unis, tout près du plus grand parc de la ville. Et j’interroge un dessinateur de presse qui me semble être le Serge Chapleau tunisien.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Les ressemblances sont frappantes. Il a commencé à travailler comme caricaturiste très jeune, il y a plusieurs décennies. Aujourd’hui âgé de 65 ans, il est dans son pays l’un des doyens de sa profession. Et il est aussi populaire que respecté.

PHOTO ALEXANDRE SIROIS, LA PRESSE

Le caricaturiste Tawfiq Omrane

La grande différence avec mon ami Serge, c’est que Tawfiq Omrane est dans le collimateur des autorités. Il a été arrêté par la police en septembre dernier et brièvement mis derrière les barreaux.

En 2011, la Tunisie a fait une révolution. Tous les Tunisiens étaient contents par ce que nous vivions dans une nouvelle ère démocratique. Mais en 2023, on fait marche arrière. C’est une déception.

Tawfiq Omrane, caricaturiste tunisien

On a d’abord dit l’avoir arrêté pour un chèque sans provision de 290 dinars (environ 150 $ CAN) fait en 2015 à un opticien pour des lunettes achetées à son père – et remboursé en 2018.

Ce n’est pourtant pas le sujet qui a dominé son interrogatoire par la police.

« Les discussions sur le chèque sans provision ont duré cinq minutes. Celles sur les caricatures ont duré cinq heures, de 17 h à 22 h », raconte-t-il.

Il estime que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase – et provoqué son arrestation –, c’est probablement son dessin de l’actuel président, Kaïs Saïed, présenté sous les traits de Frankenstein. Une caricature qui illustre la couverture d’un essai politique.

Tawfiq Omrane, un homme à la voix douce et au sourire timide, précise que les policiers ont été très courtois avec lui. Mais il a quand même été transféré dans une cellule où se trouvaient 30 à 40 prisonniers.

On lui a donné un matelas et il s’est installé là où il restait un espace libre, devant les toilettes. À 2 h du matin, il a été libéré. En raison « des pressions nationales et internationales », selon lui.

IMAGE FOURNIE PAR TAWFIQ OMRANE

Couverture d’un essai de l’écrivain tunisien Kamel Riahi, sur laquelle on trouve une caricature de Tawfiq Omrane représentant le président tunisien, Kaïs Saïed

Bien sûr, Tawfiq Omrane a déjà connu pire répression. C’était l’enfer pour lui et pour bien d’autres sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Ce dictateur a régné de 1987 à 2011, année où il a été chassé du pouvoir lors du Printemps arabe (le 14 janvier, c’est-à-dire il y a 13 ans ce mois-ci).

Pendant plus de 23 ans, Tawfiq Omrane n’a fait des caricatures qu’une seule fois, clandestinement. « Et pour qu’on ne reconnaisse pas le style, j’ai dessiné avec la main gauche. »

Le Printemps arabe lui a redonné des ailes. Dès 2011, il a été de nouveau libre de pratiquer son métier. Il l’a fait avec enthousiasme, depuis, pour différents médias tunisiens. Il publie désormais ses caricatures surtout sur l’internet.

PHOTO FETHI BELAID, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des affrontements entre les forces de sécurité et les manifestants ont ébranlé Tunis le 14 janvier 2011, dans la foulée d’un discours à la nation du président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali. Ce jour-là, le président Ben Ali, dont on voit ici le portrait, a finalement quitté le pouvoir… et le pays.

Mais aujourd’hui, l’État semble chercher à délimiter les endroits où ce caricaturiste peut voler avec ses nouvelles ailes.

Après son séjour derrière les barreaux, il a appris qu’il était passible d’une peine de prison pour « atteinte à autrui » en raison de ses caricatures, en vertu d’un décret présidentiel promulgué en septembre 2022.

PHOTO TARA TODRAS-WHITEHILL, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La façade d’un immeuble de Sidi Bouzid porte une grande affiche représentant Mohamed Bouazizi, un vendeur de fruits dont l’auto-immolation en 2010 a déclenché la révolution du Printemps arabe dans le pays.

Officiellement, le décret 54 est une initiative pour lutter contre les fausses nouvelles sur l’internet. Mais plusieurs en Tunisie, comme à l’étranger (y compris des organisations comme Amnistie internationale), estiment qu’il vise à restreindre la liberté d’expression.

« C’est un peu comme une épée de Damoclès, ce décret », dit Tawfiq Omrane, qui se tord le cou pour regarder vers le plafond afin de bien me montrer qu’il sait qu’un péril peut s’abattre sur lui à tout moment.

Le résultat fait certainement le bonheur des autorités : il est devenu plus frileux. « Je vis l’autocensure », résume-t-il.

Il n’est pas le seul.

À lire demain : « Des assassinats, des attentats… et de l’ordre »

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