Dialogue invite une personnalité à faire connaître son point de vue sur un enjeu ou une question qui nous touche tous. L'auteur Kevin Lambert, lauréat du prix Médicis du roman francophone 2023 pour Que notre joie demeure, présente ce qu’il considère comme le meilleur texte écrit ici sur Noël.

La première fois que je lis L’hiver, hier, conte de Noël du poète, dramaturge et homme de radio Michel Garneau, je sais que je le relirai l’année suivante, et puis encore l’année d’après. Le livre, paru en 2015 à l’Oie de Cravan, est devenu pour moi un classique. On le découvre avec l’émerveillement que procurent les textes essentiels, fondamentaux de beauté ravageuse, de langue radieuse, de scènes et de personnages inoubliables, de musique, de mort et de tortures ordinaires aussi.

Dans ma bibliothèque, le petit livre gris trône sur la même tablette que les plus beaux textes sur le « bonheur avec la laideur et la cruauté et la laideur et la tragédie aux yeux sanguinolents » du temps des Fêtes. J’arrache L’hiver, hier à sa famille choisie, une « famille pleine de fous » comme celle du récit, une famille peuplée de Scrooge, de Petites-filles-aux-allumettes, de Truman Capote enfant, de Monsieur Jack, des filles du DMarch, sans oublier Fanny et Alexandre qui écoutent le conte joual de Garneau, vieil oncle d’adoption.

PHOTO FONDS DE LA COMPAGNIE PRICE BROTHERS, BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC

Autoneige

Hier, c’était l’hiver 1958, passé lointain, anthropologique, dans lequel le narrateur de Garneau s’enfonce au moyen d’une autoneige « avec ses hublots qui lui donnaient l’air d’un Nautilus ». Sauf qu’ici, on plonge en quelque sorte vers le haut, direction Saint-Quelque-Chose-des-Hauteurs, village de la belle-famille, inaccessible en voiture parce que paralysé par les tempêtes qui le fixent dans la neige et le temps. Notre jeune Montréalais, animateur de télé et de radio, découvre un monde évanoui, plus profond et plus dangereux que les fonds marins de Jules Verne, peuplé comme eux de poissons vénéneux, fabuleux.

L’hiver, hier est un conte de Noël pour celles et ceux qui ont le Noël méfiant, rebutant, celles et ceux que la famille éjecte ou dégoûte et qui, comme le jeune narrateur, comme Mémère ou Elphège le « couque fife », trouvent difficilement leur place dans cet univers déliquescent.

Le jeune homme ne fera jamais tout à fait partie de cette famille où « personne n’écoute, tout le monde parle en même temps ». « Rien que je fais, que je pense, que je sens », écrit-il, n’« intéresse ces gens-là ». Il témoigne du « peu qu’il a dans la mémoire » et le texte, comme le rudimentaire « premier appareil auditif jamais fabriqué » de Pépère, capte les paroles dissonantes, éraillées, la musique cacophonique des voix qui radotent et chantonnent, mais aussi les « conversations pleines de trous, truffées de tout ce qui n’est pas dit ».

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Noël dans les années 1950

Garneau met en scène un mémorable théâtre de la parole, où les confessions ne jaillissent jamais au moment opportun, et viennent lever le rideau sur une brutalité aussi bouleversante et banale qu’un chien mort, caché en dessous d’un poêle à bois. Cette violence, c’est celle vécue par Mémère, forcée de porter 18 enfants, par Elphège qui se fait tabasser par les gars de chantier venus se vider les couilles dans sa cabane, ou par la cousine qui revient tout juste de Saint-Michel-Archange. C’est un village ? demande le narrateur. Plutôt un « asile des fous », répond la cousine : « J’ai eu des électrochocs, j’su pas folle. »

Tout ce temps-là, chaque jour, chaque instant, je m’émerveille, ces gens-là, oui, m’émerveillent et parfois m’horrifient mais m’horrifient merveilleusement, ils sont fabuleux, parfois dans la bêtise, parfois dans de très beaux savoirs, je veux dire savoirs de la terre, savoirs du bois, des animaux et je les trouve magnifiques surtout dans la langue qu’ils ont pour se dire et se parler.

Michel Garneau, dans L’hiver, hier

Le texte « débarque au cœur de l’humanité » et lève le voile sur la souffrance ordinaire, sur la brutalité d’un temps « qui n’est pas celui seul d’un jour dans une année mais d’une année dans un siècle ». Il retrouve ainsi un mystère archaïque, qui ne s’amincit jamais, mais que l’écriture cherche à cerner par son style ébarouissant. On se dit souvent, comme le narrateur, « c’est la chose la plus cruelle que j’ai vue ». Pourtant, on pleure de beauté, d’humanité, au détour d’une chanson baignée d’un silence improbable, ou d’une cigarette fumée sous un ciel étoilé. Tout cela est d’une « beauté terrible, comme si tout y entrait en collision ».

Le professeur à la TELUQ Yan Hamel mène un projet de recherche sur les représentations de Noël dans la culture québécoise. Il place L’hiver, hier dans son panthéon littéraire. Je lui demande ce qui fait la singularité du texte de Garneau. Selon lui, c’est « son refus d’idéaliser un Québec folklorique, de présenter la famille et le passé comme chaleureux, bienveillants », ce que font beaucoup de contes du terroir, idéologiquement marqués par un nationalisme passéiste.

Pour Yan Hamel, le récit de Garneau fait précisément « le pont entre le récit de Noël traditionnel et le Québec moderne, qui ne partage plus les valeurs de ce monde ». C’est un « parcours sans morale entre deux états de la culture ».

L’hiver, hier est pour Yan Hamel un grand texte parce qu’il trouve l’inquiétant, l’étranger au cœur du familier. Me reviennent en tête les propos de cet historien qui racontait, dans une émission de France Culture⁠1, que la fête chrétienne de Noël a remplacé les rituels millénaires du solstice d’hiver. Dans de nombreuses cultures, les célébrations de fin d’année plaçaient sacrifices, fantômes et retour des morts au cœur de leurs saturnales. Le sapin de Noël avait pour vocation première, raconte-t-on, d’être crissé en feu.

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Ce bambin a appris à ses dépens à ne jamais s’accrocher aux décorations. L’hiver, hier est un conte de Noël pour celles et ceux qui ont le Noël méfiant, rebutant.

Le texte de Garneau travaille à rebours des valeurs commerciales et familialistes contemporaines, et laisse percer sous son enrobage un état antérieur des rituels hivernaux. Les racontars de L’hiver, hier nous permettent d’entrevoir sous les apparats dégoûtants de la culture catholique (Mémère n’aguit-elle pas les messes de minuit ?) la persistance d’une lueur ancienne. Ces ténèbres qu’on devine sous la surface sont peuplées de morts, de monstres, de fantômes, d’enfants saoulés à la ponce et donnés en sacrifice à des forces mystiques. Elles percent au détour d’un rire, d’un parfum, d’un moment suspendu.

Tout ça est épouvantable et le texte porte précisément sur le caractère paradoxal de la nostalgie, force magnétique de la mémoire qui, contrairement à ce qu’on dit, n’idéalise rien, mais se laisse couler dans une rivière d’oubli, de moments fantasmés, et de douleurs révélatrices, véritables indices de vie.

« Et pourtant je ferme les yeux et je vois la grande maison dans l’hiver, hier, et j’entends des rires. »

L’hiver, hier

L’hiver, hier

L’Oie de Cravan

56 pages

1. Écoutez l’épisode « Noël païen, Noël chrétien » de l’émission Concordance des temps de France Culture Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue