(Berlin) Jeudi matin, Potsdamer Platz baignait dans une brume si dense qu’on n’aurait pas reconnu Kristen Stewart, présidente du jury de la compétition de la 73e Berlinale, à plus de 20 m. Tout était gris. On se serait cru – vous excuserez le cliché – dans Les ailes du désir de Wim Wenders, tourné ici même il y a près de 40 ans, à l’époque où ce quartier ultramoderne n’était qu’un terrain vague près du mur de Berlin.

En début de soirée, le brouillard s’était dissipé, au bonheur des dizaines de curieux amassés dans la « zone des fans », à l’occasion de la soirée d’ouverture de la 73e Berlinale. Ils attendaient devant le Berlinale Palast, quartier général du festival, l’arrivée d’Anne Hathaway, Peter Dinklage et Marisa Tomei, vedettes de la plus récente comédie romantique de Rebecca Miller, She Came to Me, saluant des stars de la télé allemande en robe de soirée. Les courageuses. Je portais une tuque et des gants.

Je n’ai pas attendu de voir Peter Dinklage. Nous étions dans le même avion en route vers Berlin – il était quelques classes au-dessus, naturellement – et j’avais une autre projection prévue en soirée. Je me suis faufilé dans la « zone des fans » grâce à mon accréditation de presse, redoutant qu’un gardien de sécurité décide de l’observer de plus près. Et surtout, qu’il interprète de façon stricte le règlement exigeant une « photo récente ».

« Vous devez venir ici depuis longtemps ! a remarqué l’employée du Festival en me remettant mon accréditation, la veille.

— Non, mais ça fait longtemps que je suis venu. C’était il y a 22 ans.

— Ça explique la photo ! »

Il n’y avait pas photo, comme on dit à Annecy. Pas un cheveu gris, pas une ride, l’air chérubin. « On reconnaît votre chevelure », m’a dit l’employée, qui ne devait pas avoir beaucoup plus que 22 ans, avec un geste des mains autour de sa tête signifiant que ma tignasse indisciplinée avait le même volume. J’ai précisé que la photo que j’avais transmise au service de presse avait dû être égarée, inquiet qu’elle me prenne pour un coquet tentant de se faire passer pour plus jeune.

Heureusement pour moi, à la Berlinale, personne ne se soucie des photos sur les accréditations. On n’est pas au Festival de Cannes, dont le dispositif de sécurité rivalise avec celui d’un aéroport israélien en pleine intifada. Ici, il n’y a ni fouille de sacs ni détecteur de métal. Et moi qui pensais que c’était parce que j’avais couvert la Berlinale avant les attentats du 11-Septembre que les gens étaient si cool.

Dans ce festival financé à hauteur de presque 50 % par l’État en cette année de « retour à la normale » post-pandémique, l’efficacité est redoutable. Le service de distribution de billets en ligne ferait rougir d’envie le Festival de Toronto. On ne lésine pas non plus sur le confort des festivaliers, des gens des médias, de l’industrie, et du grand public confondus (contrairement à Cannes, toujours). J’ai vu le film d’ouverture dans un fauteuil capitonné qui s’incline, avec appui-pied (comment dit-on La-Z-Boy en allemand ?). En raison du décalage horaire, je courais le risque de m’assoupir.

Je ne me suis pas endormi. C’est déjà dire quelque chose de She Came to Me, comédie romantique indépendante qui décortique le genre, avec ses mises en abyme et ses références à d’autres formes d’art (l’opéra en particulier). Ce n’est pas un film mémorable, tant s’en faut, mais malgré les carences de son scénario – les revirements sont improbables même pour une fable – c’est plutôt amusant, charmant, voire émouvant par moments. On sourit plus qu’on rit, mais c’est juste assez décalé et spirituel pour se distinguer des Ticket to Paradise formatés du cinéma hollywoodien.

C’est l’histoire d’un compositeur, Steven (Peter Dinklage), qui combat avec peine le syndrome de la partition blanche depuis l’échec de son dernier opéra et sa dépression subséquente. Les médicaments que lui refile à l’envi son ancienne psy Patricia (Anne Hathaway), devenue depuis sa femme, ne semblent pas avoir les effets désirés sur ses crises d’anxiété et sur son manque d’inspiration.

Par hasard, dans un bar de Brooklyn, Steven rencontre Katrina (Marisa Tomei), capitaine d’un bateau-remorqueur originaire de Bâton-Rouge, de son propre aveu « accro à la romance », qui aura l’effet d’un ouragan sur sa vie. Parallèlement, le fils de Patricia, une obsédée de la propreté qui renoue avec le catholicisme, vit ses premiers émois amoureux avec la fille de leur femme de ménage, mariée quant à elle à un adepte de reconstitutions historiques.

On pense, forcément, au cinéma de Woody Allen, influence indéniable du précédent long métrage de fiction de Rebecca Miller, le charmant mais tout aussi mineur Maggie’s Plan (avec Greta Gerwig et Ethan Hawke), en 2015. Cette fois en plus loufoque.

« J’ai mis sept ans à faire ce film. Ce fut assez difficile », disait jeudi en conférence de presse l’auteure-cinéaste à propos de son septième long métrage – le premier depuis le documentaire qu’elle a consacré en 2017 à son célèbre père, le dramaturge Arthur Miller (Mort d’un commis voyageur).

Avant de devenir un scénario, She Came to Me fut une nouvelle publiée par Rebecca Miller, artiste multidisciplinaire qui était peintre au départ, puis comédienne, avant de passer derrière la caméra. « Ça se passait à Dublin, avec deux personnages, dont un qui a un blocage créatif, dit-elle. J’ai commencé avec ça, ce fut le germe du film. »

Elle a ensuite fait du personnage principal un compositeur, s’inspirant notamment du métier de son fils Cashel Day-Lewis (dont le père acteur, Daniel, est le compagnon de longue date de Miller). Avec la collaboration d’un autre musicien, Bryce Dressner, guitariste de The National, qui a composé la trame sonore ainsi que la pièce qui accompagne le générique, chantée par Bruce Springsteen.

Anne Hathaway a tellement aimé le scénario de She Came to Me, dit-elle, qu’elle a (en partie) « acheté la compagnie » (c’est un vieux slogan publicitaire, les jeunes). Elle coproduit ce film qui met aussi en scène l’actrice polonaise Joana Kulig, révélée sur la scène internationale par l’excellent Cold War de Pawel Pawlikowski. « C’est un film qui m’a touchée au cœur, profondément, dit Hathaway. C’est un film radical qui prend des risques. »

Du point de vue américain, on comprend que « prendre des risques » et être « radical » décrivent désormais le fait de réaliser autre chose qu’un film hollywoodien susceptible de rallier un vaste public.

À un journaliste qui lui demandait si « son cœur battait pour le cinéma indépendant », Maria Tomei a répondu que son cœur battait pour le cinéma tout court. « C’est important d’aimer tous les types de films si on veut que le cinéma comme forme d’art survive, alors que c’est de moins en moins facile d’attirer les gens dans les salles », a déclaré la comédienne, qui était des plus récents films de Marvel mettant en vedette Spider-Man.

Elle n’aurait su mieux dire dans les circonstances. She Came to Me, malgré sa sélection en ouverture de la Berlinale, n’a pas encore trouvé de distributeur en Amérique du Nord…