(Berlin) Avant l’iPhone, il y a eu le BlackBerry. Le premier téléphone intelligent, qui, à l’apogée de sa popularité au début des années 2000, occupait 45 % du marché, avait une particularité : il était canadien.

C’est l’histoire de l’ascension d’une petite entreprise créée par des geeks à Waterloo, en Ontario, Research In Motion (RIM), et de sa chute tout aussi brutale que le cinéaste et comédien canadien Matt Johnson raconte dans BlackBerry, présenté vendredi en compétition officielle de la 73e Berlinale.

Cette docufiction autour des deux hommes, Mike Lazaridis, le génie informatique, et Jim Balsillie, le requin du marketing, derrière le succès et la débâcle de RIM est une adaptation libre du livre de deux journalistes du Globe and Mail, Jacquie McNish et Sean Silcoff, Losing the Signal : The Untold Story Behind the Extraordinary Rise and Spectacular Fall of BlackBerry.

Le film commence avec une entrevue avec le grand théoricien de la communication, le Canadien Marshall McLuhan, qui prédisait dans les années 1960 la révolution du commerce électronique et du télétravail. Et des images de l’acteur montréalais William Shatner, alias James T. Kirk dans la série Star Trek, source d’inspiration de plus d’un informaticien. Bref, c’est un film qui affiche ses couleurs (rouge et blanc) d’entrée de jeu.

« Trop souvent, au Canada anglais, on se contente de réaliser des ersatz de films américains qu’on tente d’émuler. C’est pitoyable », disait vendredi en conférence de presse Matt Johnson, portant fièrement un t-shirt des Blue Jays de Toronto et un bandeau bleu assorti dans les cheveux.

PHOTO JOEL C RYAN, ASSOCIATED PRESS

Le réalisateur de BlackBerry, Matt Johnson

Ce qui est ironique dans la mesure où de mauvaises langues pourraient dire que BlackBerry est un Social Network du pauvre. Un film qui semble avoir des ambitions américaines, réalisé avec de modestes moyens canadiens. Jay Baruchel, qui incarne Mike Lazaridis, porte une perruque ridicule et on voit bien que Glenn Howerton (Jim Balsillie) n’est pas chauve dans la vie.

Cette manière artisanale de filmer n’est pourtant pas sans charme. Si BlackBerry n’évite pas la caricature, il n’ennuie pas grâce à des dialogues efficaces, des revirements inattendus et un récit plutôt captivant. « As-tu déjà entendu l’expression : la perfection est l’ennemie du bien ? », demande Balsillie à Lazaridis. « Bien est l’ennemie de l’humanité », lui répond Lazaridis, qui, selon le film, a conçu le prototype du BlackBerry en une nuit, à partir de pièces de calculatrices et de jouets pour enfants.

Pour donner de la profondeur à ses personnages, Matt Johnson, qui a coscénarisé le film avec Matt Miller, a rencontré d’anciens employés de RIM, dont un Québécois qui a conservé son journal de l’époque. Matt Johnson s’en est aussi inspiré pour interpréter son personnage de Doug Fregin, meilleur ami de Mike Lazaridis et l’un des fondateurs de Research In Motion. Un sympathique geek cinéphile qui portait un bandeau à la John McEnroe, ressemblait au personnage principal du film Napoleon Dynamite et faisait le pitre au bureau.

Fregin, qui s’est brouillé avec Lazaridis, a vendu ses actions dans RIM alors que sa cote en Bourse était au sommet de sa valeur. Il serait, selon Matt Johnson, l’un des hommes les plus riches du monde. En 2007, Steve Jobs a annoncé l’arrivée de l’iPhone, qui a fini par sonner le glas du BlackBerry.

Deux ans plus tard, les commissions des valeurs mobilières de l’Ontario et des États-Unis ont imposé de lourdes amendes à Mike Lazaridis et surtout Jim Balsillie, qui a quitté la présidence de l’entreprise après une affaire d’options d’achat d’actions antidatées.

Balsillie, qui n’a pas vu le film de Matt Johnson, ne sera sans doute pas ravi par le portrait qu’il brosse de sa personne. L’homme d’affaires est dépeint comme un ambitieux sans vergogne prêt à tout, même à transgresser les règles et à renier sa parole, pour arriver à ses fins. Un mâle alpha colérique, plus intéressé par l’achat d’une équipe de la LNH que par l’avenir de RIM, qu’il a tout de même fait passer de repaire broche à foin d’adolescents attardés à entreprise multimilliardaire. Pour un temps.

L’exception québécoise

Tout comme le Montréalais de cœur Jay Baruchel – qui a Notre-Dame-de-Grâce et le CH « tatoués sur le cœur » –, Matt Johnson ne compte pas s’exiler aux États-Unis afin d’y poursuivre sa carrière, malgré l’appel des sirènes hollywoodiennes. Mais il n’a pas la langue dans sa poche lorsqu’on lui demande de définir le cinéma canadien.

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Jay Baruchel incarne Mike Lazaridis dans BlackBerry.

« On n’a pas encore bien défini ce qu’est le cinéma canadien-anglais », dit le cinéaste indépendant de 37 ans, connu pour ses faux documentaires (The Dirties, notamment). « Je dis bien “canadien-anglais”. Au Canada français, c’est autre chose. Nos institutions ne font pas assez d’efforts pour soutenir le jeune talent au Canada anglais. Alors qu’au Québec, ça semble une priorité. »

Rappelant que « le Canada anglais se bat constamment contre l’hégémonie culturelle américaine », Jay Baruchel, qui s’est fait connaître très jeune dans des films hollywoodiens comme Almost Famous et Million Dollar Baby, a ajouté que le cinéma canadien s’est longtemps complu dans « la misère sexuelle froide et dysfonctionnelle » héritée des films des années 1990 de David Cronenberg, d’Atom Egoyan ou de Don McKellar.

BlackBerry n’a rien d’un film de Cronenberg. C’est une comédie dramatique qui aurait des airs de Norbourg si le film de Maxime Giroux avait été tourné comme la série The Office. À Waterloo, Toronto, London et Hamilton.