On dit qu'elle est la plus belle voiture américaine de l'après-guerre, qu'elle a essayé, très fort, de faire battre le coeur des automobilistes de l'époque et qu'elle méritait assurément de réussir.

Mais - puisqu'il y a un mais - elle a dû faire la lutte à d'autres rivales moins belles, mais aussi surmonter le conformisme du public nord-américain «qui n'osait jamais expérimenter autre chose que les sempiternels produits des Trois Grands», selon Gilbert Bureau, fondateur et président du club Voitures anciennes du Québec et grand admirateur de la belle en question.

Elle s'appelle Kaiser Manhattan. Elle occupe le garage - d'ailleurs fort bien garni - de Jean-Claude et Lucille Marcoux. «Les gens qui me connaissent savent l'intérêt que je porte aux «orphelines», ces marques qui n'existent plus, dit M. Marcoux. Nos quatre voitures sont des orphelines: Nash 54, Hudson 56, Thunderbird 61 et cette Kaiser, sans doute la seule Manhattan 1953 au Québec. Nous l'avons attendue longtemps, trois ans en fait, après avoir conclu l'entente avec son ex-propriétaire, qui hésitait tout ce temps à nous la remettre.» C'est donc en 2006 que la Manhattan est enfin arrivé chez les Marcoux.

Aujourd'hui dignement restaurée, la belle Kaiser attire partout les regards, car c'est véritablement par son style que cette voiture s'est imposée sur le marché d'après-guerre.

Un marché assoiffé

Mais revenons quelque peu en arrière pour découvrir l'historique de cette marque née de l'association de Henry J. Kaiser, un magnat de la construction navale, et de Joseph W. Frazer, président de Graham-Paige Motors. Ensemble, ils ont formé en 1945 la Kaiser-Frazer Corporation.

Rappelons qu'à cette époque qui a fait suite aux privations de la Grande Dépression et de la guerre, le public nord-américain avait une soif insatiable de consommation, notamment en matière d'automobiles. C'est d'ailleurs ce qui a incité Kaiser et Frazer à se lancer dans l'aventure, une aventure qui a commencé avec des tentatives assez osées sur le plan mécanique, que ce soit la traction, les ressorts à barres de torsion ou la suspension indépendante. Mais le conformisme a fini par prendre le dessus sur l'innovation, et les premières Kaiser-Frazer ont dû se satisfaire d'une architecture traditionnelle à moteur avant, propulsion et châssis-poutre. Pour des raisons d'économie, Kaiser-Frazer a adopté l'ancien six-cylindres en ligne de marque Continental conçu pour usage industriel, ce vénérable moteur de 3,7 litres à soupapes latérales produisant une centaine de chevaux.

Le marché assoiffé a absorbé la première année (1947) plus de 70 000 Kaiser (le modèle populaire) et presque autant de Frazer plus huppées. Mais, dès 1949, les choses ont commencé à se gâter pour la nouvelle venue, qui a dû faire face aux gammes modernisées de ses principaux concurrents. Il fallait donc agir. Et vite.

Le résultat ne s'est pas fait attendre avec le dévoilement en 1951 de la remarquable Kaiser. Quant à Frazer, la marque n'a pas tardé à disparaître avec le départ de la famille Frazer. Kaiser a alors profité de ce divorce pour baptiser son nouveau modèle Manhattan, du nom de la dernière Frazer. J'espère que vous me suivez...

Le coup de cœur

Voici donc cette fameuse Kaiser Manhattan 1951, oeuvre du styliste Howard «Dutch» Darrin, l'un des plus beaux designs américains de l'après-guerre. Avec la Manhattan, les traditionnelles lignes carrées ont disparu. On les a remplacées par des courbes gracieuses, accentuées par le galbe plongeant des ailes et la séduisante découpe qui marque la ligne de caisse à la hauteur de la porte arrière. Le tout est rehaussé par cet original pare-brise en forme de coeur, doublé d'une lunette arrière de même facture. Assortie d'une calandre horizontale basse, la Manhattan présentait un profil surbaissé d'une rare élégance.

Ce succès esthétique s'est traduit par la vente de près de 150 000 voitures en 1951. La même année, la compacte et fort originale Kaiser Henry J s'est lancée à l'assaut de la Nash Rambler, l'une des rares autres compactes sur le marché.

Mais l'ardeur du public enthousiasmé par l'allure séduisante des nouvelles Kaiser s'est refroidie presque aussi rapidement et les ventes ont chuté radicalement en 1952, sans doute à cause du vétuste six-cylindres Kaiser, qui ne pouvait tout simplement plus donner la réplique aux V8 souples et puissants proposés par la concurrence. Certes, Kaiser préparait son propre V8, mais les moyens pour la mise en production lui ont manqué.

En 1953, la belle Manhattan a trouvé moins de 30 000 preneurs et l'arrivée en 1954 d'une version suralimentée du six-cylindres n'a fait que prolonger l'agonie. L'usine a fermé ses portes en 1955 et la production a été transférée en Argentine et au Brésil, où les Kaiser Carabala ont été produites jusqu'en 1962. «Lors de l'exposition universelle à Montréal en 1967, j'ai été très surpris de voir quelques Kaiser Carabala toutes noires et rutilantes de chromes garées derrière le pavillon argentin», raconte Gilbert Bureau.