Dans cette série, des comédiens parlent d’un rôle qu’ils n’ont pas décroché et imaginent comment cet engagement aurait changé leur carrière et leur vie

Trois mots. Charles Lafortune n’a jamais oublié les trois mots avec lesquels le réalisateur Jean Beaudin l’a renvoyé, juste avant qu’il tourne sa première scène sur Miséricorde.

Nous sommes en 1994. Charles Lafortune amorce sa carrière. Âgé de 25 ans, le diplômé du Conservatoire d’art dramatique « ne roule pas sur l’or ». Heureusement, il vient d’obtenir un contrat : il campe le jeune frère de Marina Orsini dans Miséricorde, une minisérie signée Fabienne Larouche et Réjean Tremblay qui relate le parcours d’une religieuse.

Le tournage bat son plein à Belœil, au sud de Montréal. Puisque l’action du drame destiné au réseau TQS se situe au cœur des années 1970, Charles Lafortune porte une coupe de cheveux à la Beatles. En costume d’époque, il attend patiemment de s’exécuter.

Puis, arrive Jean Beaudin. Le réalisateur des Filles de Caleb et de J. A. Martin photographe l’aperçoit avec Rémy Girard (son père), Dorothée Berryman (sa mère), Étienne de Passillé (son frère) et Marina Orsini (sa sœur). Mesurant 6 pieds 3 pouces et « bâti comme une asperge », Charles Lafortune détonne. Et Jean Beaudin l’exprime sans retenue. Malaise.

Le verdict tombe quelques secondes plus tard. Le réalisateur regarde son assistant et prononce les trois mots suivants : « Wrappez-moi ça. » Signification : congédiez cette chair à Kodak.

Après quelques minutes, Charles Lafortune est effectivement « wrappé ». Seul dans sa voiture, une Pontiac Sunbird 1986, le pauvre est sonné, et légèrement dégoûté. Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Le sentiment perdure quelques jours.

J’étais déçu. Je n’avais plus envie de continuer. J’avais l’impression d’être un loser. C’était rough.

Charles Lafortune

L’incident ébranle fortement la confiance du comédien. Heureusement, il remonte en selle rapidement grâce au rôle de Guy Lebeau dans Watatatow, une populaire quotidienne jeunesse de Radio-Canada qui attire également un public adulte.

« J’ai été chanceux de tomber dans Watatatow. C’était la Ligue américaine du jeu. »

Les répercussions

L’affaire Miséricorde a profondément marqué Charles Lafortune. Trente ans plus tard, elle continue d’influencer ses décisions, mais cette fois, comme premier vice-président, Contenu et création chez Pixcom, la boîte de production télévisuelle derrière Indéfendable, Nuit blanche et plusieurs autres titres.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Charles Lafortune dans les bureaux de Pixcom, la boîte de production qu’il dirige avec Nicola Merola

Après avoir connu l’autre côté, Charles Lafortune estime pouvoir mieux défendre les intérêts des acteurs. « Dans la chaîne alimentaire, c’est dur d’être comédien. Quand un show est vendu, tu arrives en dernier. C’est un métier de séduction ; tu dois plaire. »

Mais c’est aussi un métier totalement discriminatoire ; on juge ta taille, ton physique, ton air neutre… Et contrairement aux Jeux olympiques, il n’y a pas de médailles de bronze et d’argent en audition. Soit tu l’as, soit tu l’as pas.

Charles Lafortune

« Pour cette raison, je prends toujours des notes quand quelqu’un passe une super bonne audition sans nécessairement décrocher le rôle. Ce n’était peut-être pas l’acteur ou l’actrice qu’il nous fallait, la bonne forme du morceau du puzzle qu’on était en train de faire, mais pour quelque chose d’autre, ça pourrait l’être. »

Roy Dupuis ou Luc Picard

Charles Lafortune est sorti du Conservatoire en 1993, au sein d’une cohorte qui comptait entre autres Suzanne Clément et Paul Ahmarani. À ses débuts, le nouveau venu n’avait qu’un objectif en tête : devenir Roy Dupuis ou Luc Picard. « Je voulais être mystérieux et ténébreux… mais je suis tout sauf ça. Je suis un livre ouvert », analyse-t-il, avec le recul.

Charles Lafortune a failli décrocher plusieurs rôles qui auraient pu transformer son parcours professionnel. En entrevue, il mentionne son audition pour Corneille dans Chambres en ville, un personnage dont Guillaume Lemay-Thivierge a finalement hérité.

CAPTURE D’ÉCRAN TV5UNIS

Abeille Gélinas (Moon Shadow) et Guillaume Lemay-Thivierge (Corneille) dans Chambres en ville

Toujours au petit écran, il s’en est fallu de peu qu’il joue Jerzy Pawlowski dans Ces enfants d’ailleurs (1997), une minisérie inspirée du roman d’Arlette Cousture. Mais Patrick Goyette l’a coiffé au fil d’arrivée. Dans un tout autre registre, il était pressenti pour camper Carl Charest dans Radio Enfer, cette comédie de situation diffusée sur Canal Famille de 1995 à 2001, mais l’auteur et réalisateur Louis Saïa (Les boys), qui voulait « un petit bum », a convaincu les producteurs d’opter pour François Chénier.

PHOTO FOURNIE PAR TV5UNIS

La distribution de Radio Enfer, avec François Chénier (au centre)

Au cinéma, David La Haye l’a devancé pour L’enfant d’eau (1995), de Robert Ménard.

« Dans notre métier, les choses peuvent changer du jour au lendemain. Tu peux être au bon endroit, au bon moment. Tu peux jouer dans un gros succès qui dure plusieurs saisons. Tu peux toucher les gens, entrer dans leur cœur, et soudainement, devenir un comédien darling [chouchou]. »

Laisser son talent décider

S’il a tenu des rôles dans plusieurs séries de fiction, comme Diva, Catherine, Les poupées russes et Rivière-des-Jérémie, Charles Lafortune est mieux connu comme animateur télé, comme en témoignent ses nombreux trophées Artis. Il s’est retrouvé aux commandes de plusieurs émissions de TVA depuis 20 ans, comme L’école des fans, Le cercle et, bien entendu, La voix.

Je n’ai jamais été calculateur. Je n’avais même jamais pensé animer ! Mais j’étais bon. J’étais vite. Et j’ai laissé mon talent décider du reste.

Charles Lafortune

« J’en parlais récemment avec Patrice Bélanger [qui vient aussi du Conservatoire]. Je disais : “Arrête de lutter contre toi-même. Tu peux jouer, tu peux animer, tu peux faire du stand-up… C’est un talent d’être capable de faire beaucoup d’affaires !” »

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Charles Lafortune, dans les studios de TVA, où était enregistrée L’école des fans, en 2004

Charles Lafortune n’a pas beaucoup pratiqué son métier d’acteur au cours des dernières années. Son dernier rôle en continu date de 2015, dans Karl & Max, une série du Club illico avec Guy Jodoin qui n’a connu qu’une seule saison. En 2019, les téléspectateurs avertis l’ont également aperçu dans Murdoch Mysteries, un feuilleton policier du réseau canadien-anglais CBC.

Bien qu’il soit fort occupé, Charles Lafortune s’ennuie du fait de jouer. Sur Alertes, une série qu’il produit, il aurait bien voulu interpréter le sergent Guillaume Pelletier, incarné par Danny Gilmore. Mais quand on l’écoute parler avec passion – et fierté – des performances de Michel Laperrière dans Indéfendable ou encore des grands enjeux auxquels est confrontée notre télévision, on voit qu’il s’accomplit ailleurs.

Son histoire

Audition : Miséricorde

Rôle : Luc Veilleux (obtenu par Daniel Laflamme)

Année de diffusion : 1994

« Quand j’ai regardé la série, j’ai remarqué qu’ils avaient donné toutes mes lignes à Étienne de Passillé. On s’est revus après sur Watatatow. Il était comme : “Hey man, c’était rough.” Et j’étais comme : “Ouais, ouais, ouais… C’était rough.” »