« La musique de l’époque n’était pas aussi bonne qu’ils le souhaitaient et ça les enrageait », lance la journaliste Lizzy Goodman au sujet des groupes au cœur du documentaire Meet Me in the Bathroom, tiré de son livre du même titre. Retour sur l’émergence des Strokes, Yeah Yeah Yeahs et Interpol, qui ont refusé que leur rendez-vous avec la nuit new-yorkaise soit autre chose qu’excitant.

La nonchalance parfaitement étudiée des Strokes. La téméraire extravagance de Karen O des Yeah Yeah Yeahs. La grisante placidité d’Interpol. L’arrogante autodérision de LCD Soundsystem. Les principaux groupes associés au son du New York du début du millénaire avaient en apparence peu en commun, si ce n’est qu’une ville et des lieux magnifiquement crades où ils étanchaient leur soif (et autres plaisirs connexes).

« C’est vrai que musicalement, ils n’ont rien à voir entre eux », reconnaît Lizzy Goodman, qui publiait en 2017 Meet Me in the Bathroom : Rebirth and Rock and Roll in New York City 2001-2011, l’histoire orale de cette scène, plus de 200 entrevues distillées sur près de 650 pages. Une œuvre majeure du journalisme rock des 20 dernières années, récemment transposée à l’écran par les documentaristes Will Lovelace et Dylan Southern.

PHOTO JOEL BARHAMAND, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Lizzy Goodman (à droite) avec Hala Matar en 2019 lors d’une exposition inspirée de Meet Me in the Bathroom

« Mais il y a une attitude qui les unit tous », ajoutait-elle lors d’une entrevue accordée à La Presse depuis New York, où elle se trouvait peu avant Noël – après quelques années à Los Angeles, elle est retournée vivre dans son Nouveau-Mexique natal durant la pandémie.

Tous ces groupes avaient en commun une frustration par rapport au paysage musical, une insatisfaction obsessive. Ils étaient tous taraudés par un désir qui les rendait fous : ils voulaient entendre quelque chose qu’ils ne trouvaient nulle part.

Lizzy Goodman

À la fin des années 1990, la morosité du post-grunge et la sinistre colère du nu metal assombrissaient effectivement une scène musicale américaine dont toute quête de « coolitude » semblait avoir été évacuée. Il fallait restituer à New York son historique magnétisme.

« On se souvient peu à quel point le fun n’était pas à la mode à la fin des années 1990, souligne la journaliste. Je vais paraphraser Brian [Chase] des Yeah Yeah Yeahs : “Tout était sombre, tout le monde faisait de l’héroïne et portait des cols roulés. Mais ne sommes-nous pas censés avoir du plaisir ?” »

Avant les caméras partout

L’indicible tragédie du 11 septembre 2001 contribuera – ironiquement ? – à réhabiliter le fun. Face à la mort, affecter le spleen pour gratter sa guitare apparaissait soudainement risible, presque vulgaire. Mais au-delà de son aspect sociopolitique, le bourgeonnement dépeint dans Meet Me in the Bathroom a aussi ceci de singulier qu’il s’est produit juste avant que le numérique n’envahisse nos quotidiens (et nos poches de jeans).

Si les réalisateurs du documentaire ont vraisemblablement eu accès à une généreuse quantité d’archives – le film n’est tissé que de visuel de l’époque –, ces images de coulisses sont imprégnées d’une candeur presque surannée.

« Alors qu’on le vivait, personne ne s’imaginait que 20 ans plus tard, quelqu’un s’intéresserait à cette scène », explique Lizzy Goodman, qui découvrait New York au même moment que plusieurs des stars du livre et du film – à 19 ans, elle était la collègue de Nick Valensi des Strokes dans un restaurant.

« Les gens sont fascinés par cette période grâce à la qualité indéniable de ces artistes, bien sûr, mais aussi parce que c’est la dernière fois qu’une histoire du genre va se dérouler ainsi, sans caméra autour, sans l’omniprésence de la technologie. »

Douce nostalgie

Accro autoproclamée à la nostalgie, Lizzy Goodman n’est cependant pas de ceux qui déclarent péremptoirement que la musique de leur vingtaine incarne un inégalable pinacle.

« Sans verser dans les fausses distinctions linguistiques, je dirais que la nostalgie peut avoir différentes saveurs, suggère-t-elle. Il en existe une pour qui le passé est toujours meilleur que le futur. Mais mon passé ne me manque pas d’une manière douloureuse… »

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Karen O des Yeah Yeah Yeahs, à Osheaga, en 2022

Au moment de notre entretien, la journaliste rentrait d’une séance de Pilates, sur l’avenue A, dans East Village, juste de l’autre côté du Niagara, bar où elle a « passé des centaines d’années » et pas loin des anciens bureaux de Ryan Gentles (premier imprésario des Strokes).

« J’étais là, dans le froid du matin, à l’âge que j’ai, à boire du jus vert avec une vue sur une sorte de petite carte de ma vie. Et le sentiment que ça me procurait, c’était un plaisir mêlé de mélancolie. Le cœur de ma nostalgie est fait de gratitude : à quel point c’est cool que j’aie pu m’installer ici pour y vivre ma version de quelque chose auquel je n’aurais jamais même osé rêver. Tout ça est derrière moi, mais me le remémorer ne cesse de me faire sourire. »

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