Kim a récemment « tiré la plogue » sur l’actualité, y compris les bulletins télévisés. La pandémie, l’inflation, les pénuries, la guerre en Ukraine, la politique américaine… Les nouvelles étaient devenues trop « pesantes », surtout en condensé.

« C’était anxiogène. J’étais tout le temps en cr*sse ! Pour ma santé mentale, j’ai décroché », explique la Montréalaise de 41 ans.

Kim est loin d’être un cas isolé. Une enquête du Digital News Report de l’Institut Reuters parue au début de l’été dénote un accroissement d’un phénomène qu’on appelle l’« évitement actif » des nouvelles, une expression qui évoque une décision délibérée d’esquiver l’actualité, entre autres parce qu’elle influe négativement sur l’humeur.

Les mauvaises nouvelles peuvent effectivement s’accompagner d’« effets rebonds émotionnels », des « micro-émotions » qui peuvent persister pendant quelques heures chez certains téléspectateurs plus sensibles, explique le neuropsychologue et professeur de psychologie à l’Université du Québec à Montréal François Richer.

« Chez certaines personnes, ça suscite un sentiment d’impuissance face aux grandes forces sociales et économiques. Ça leur donne l’impression d’être moins que ce qu’elles sont vraiment. Se faire rappeler continuellement qu’on n’a pas le contrôle sur grand-chose, c’est dur moralement, illustre-t-il. Je comprends qu’on puisse avoir envie de quitter une source de stress pareille. »

Un phénomène préoccupant

La progression de l’évitement actif préoccupe, à divers degrés, les trois chaînes généralistes québécoises qui présentent des bulletins quotidiens d’information, TVA, Radio-Canada et Noovo.

La cheffe d’antenne de TVA Sophie Thibault conçoit qu’elle doive « rapporter les histoires importantes », mais elle reconnaît par ailleurs qu’un concentré de mauvaises nouvelles, « ça déprime le monde ».

« C’est quoi, l’intérêt public de parler d’un gars qui rentre dans des faons en voiture en sacrant ? Ça donne quoi ? Qu’est-ce qu’on envoie comme charge aux gens qui écoutent ? J’étais à la maison quand c’est arrivé, et j’ai changé de poste », raconte l’animatrice de TVA Nouvelles 17 h et 18 h.

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Sophie Thibault, cheffe d’antenne de TVA

D’après Sophie Thibault, il faut s’abstenir de « bombarder les téléspectateurs d’horreurs ». D’autres stratégies sont préférables.

On peut offrir aux gens de belles histoires sans qu’elles soient bonbon ou fleur bleue. On est des humains, on a besoin d’espoir.

Sophie Thibault, cheffe d’antenne

À Radio-Canada, on refuse d’adapter le contenu des bulletins d’information pour retenir les téléspectateurs susceptibles de déserter les ondes, épuisés des sujets lourds.

« Est-ce qu’on bâtit le fil conducteur du Téléjournal en disant : “Faut pas avoir trop de nouvelles déprimantes ?” La réponse, c’est non », commente la directrice générale de l’information du diffuseur public, Luce Julien. « Se priverait-on d’une nouvelle parce qu’elle est difficile à entendre ? Non plus. »

« On n’a pas un mandat de bonnes nouvelles. Sinon, on faillirait à notre mission d’informer le public sur l’actualité importante », ajoute-t-elle.

Radio-Canada se permet toutefois de toucher au contenant. La façon d’amener l’information fait l’objet de réflexions continues.

La société d’État s’intéresse également au journalisme de solution, un type de journalisme qui gagne du terrain en proposant des clés pour résoudre le problème soulevé.

« Que ce soit en santé, en environnement… On essaie de voir, ailleurs dans le monde, s’il y a des modèles qui fonctionnent, qui pourraient nous guider, qui pourraient nous enseigner des leçons », souligne Luce Julien.

Chez Noovo, la nouvelle cheffe d’antenne Marie-Christine Bergeron croit qu’en modulant le ton des émissions d’information, on peut faciliter l’expérience pour beaucoup.

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Marie-Christine Bergeron, cheffe d’antenne à Noovo

Voilà pourquoi elle souhaite instaurer une ambiance « décontractée » au Fil 17. « J’aime quand c’est détendu. On peut sourire quand l’actualité s’y prête. Des fois, il faut souffler. On sort d’une pandémie, on sort d’une période très sombre et difficile. On s’en va peut-être vers quelque chose d’aussi noir. On parle de récession, de difficultés économiques, etc. Quand on peut trouver une petite façon d’accrocher un sourire aux téléspectateurs, on doit la prendre. Ça peut faire du bien. Ce n’est pas parce que c’est un bulletin de nouvelles qu’on doit être toujours sérieux. »

L’écoute peu touchée

Point positif pour TVA, Radio-Canada et Noovo : la montée de l’évitement actif ne semble pas nuire aux cotes d’écoute des grands bulletins d’information. Pour l’instant.

Présidente de l’agence dentsu Québec, Geneviève Guay n’a relevé aucun « mouvement significatif » au cours des dernières années. Les plus récents résultats d’écoute seraient semblables aux niveaux prépandémie, souligne-t-elle.

D’après une étude de ThinkTV, parue en juillet et concoctée à partir des données Numéris de l’automne 2021, les adultes québécois regardent près de 30 millions d’heures d’émissions de nouvelles par semaine, soit 22 % du temps total qu’ils passent devant leur téléviseur.

Les nouvelles arrivent derrière les séries de fiction (23 %), mais devant les émissions d’intérêt général (18 %), les films (13 %), les téléréalités (12 %) et l’ensemble des rendez-vous sportifs (9 %).

D’après le neuropsychologue François Richer, les diffuseurs doivent néanmoins adapter leurs bulletins parce qu’ils risquent de perdre des clients. Il encourage notamment une meilleure contextualisation des nouvelles.

« Il devrait y avoir moins d’actualité donnée sans perspective à long terme. Les journalistes pourraient fournir des scénarios optimistes et pessimistes. Il faut surtout freiner la tendance à l’exagération, estime-t-il. Non, les États-Unis ne deviendront pas une dictature à cause de Donald Trump. Non, la COVID-19 ne veut pas dire qu’on va perdre la moitié des gens. »

« Les médias veulent le beurre et l’argent du beurre. Ils veulent l’effet choc, mais sans accepter les conséquences. Ils sont comme des vendeurs de sucreries ou d’héroïne : ils sont contents d’avoir une clientèle captive, mais quand leurs clients tombent malades, ils s’étonnent d’en perdre. »