Écraser des objets avec une presse hydraulique de 80 tonnes ? Déléguer sa mère, pas du tout journaliste sportive, aux Jeux olympiques ? Prendre le contrôle du service à l’auto d’un restaurant de hamburgers ? En février dernier, David Letterman inaugurait une chaîne YouTube consacrée à ses inoubliables folies. La Presse s’est entretenue avec Barbara Gaines, productrice déléguée et vedette involontaire des émissions du plus célèbre présentateur de top 10 du petit écran.

En février 1982, lorsqu’il se voit confier par NBC le créneau horaire de minuit trente, juste après le Tonight Show de Johnny Carson, David Letterman est un jeune humoriste ayant connu un succès d’estime (mais pas de cotes d’écoute) avec une émission matinale – imaginez-le dans la même case que Marie-Claude Barrette – diffusée à partir d’octobre 1980 pendant seulement 18 semaines.

Bien que Carson ait été le mentor de Letterman, le roi des émissions de fin de soirée impose à la recrue un certain nombre de contraintes. Il lui sera notamment proscrit de présenter un monologue et de piger dans le même bassin d’invités de catégorie A. Ce sont ces balises qui fourniront à Late Night with David Letterman certaines de ses qualités les plus subversives.

Là où l’émission de Carson calquait son ambiance sur celle d’une chic soirée entre adultes, sa contrepartie encore plus tardive se moquait avec une ironie frôlant parfois l’animosité de la révérence avec laquelle leurs aînés traitaient le médium de la télé. Le talk-show alterne ainsi entre une entrevue avec une jeune actrice devant qui le sarcastique Letterman ne déploie aucun effort afin d’apparaître intéressé, un segment puéril lors duquel l’hôte revêt une combinaison en velcro avant de se lancer sur un mur et un autre durant lequel il pousse sous la lumière certains membres de son personnel.

Parmi ces employés : Barbara Gaines, qui travaille avec Letterman depuis ses débuts (elle avait 23 ans en 1980, lui 33) et qui était souvent conviée à abandonner son poste, derrière le décor, afin de venir s’entretenir, presque contre son gré, avec l’homme au sourire éternellement juvénile.

PHOTO FOURNIE PAR WALTER KIM

Walter Kim, Barbara Gaines et David Letterman, dans les bureaux new-yorkais de YouTube

« Je n’ai jamais souhaité apparaître à l’écran, et c’est précisément pour cette raison que Dave a voulu me mettre à l’écran. Il est attiré par ce que les gens ne veulent pas. Il adorait les malaises », a récemment raconté lors d’un entretien par visioconférence celle qui, au moment où le Late Show with David Letterman a quitté l’antenne en mai 2015, occupait le poste de productrice déléguée (executive producer).

« Il n’a jamais souhaité engager des acteurs professionnels pour jouer dans les sketches. Les membres de l’équipe étaient donc des candidats parfaits », poursuit Barbara au sujet du dédain de son ami pour tout ce qui transpirait trop la mise en scène. « Mais il y a aussi qu’à l’époque de NBC, et ça en dit long sur la générosité de Dave, on recevait plus d’argent lorsqu’on apparaissait à la caméra. Dave le savait. »

Le plaisir du ridicule

Top 10 anthologiques, entrevues avec les habitués qu’étaient Bill Murray, Jennifer Lawrence ou Martin Short, performances des plus grands de la musique, sketches absurdes mettant en vedette Dave, ainsi que Biff Henderson, son directeur de plateau, ou Rupert Jee, le propriétaire du comptoir à sandwichs sis à côté de l’Ed Sullivan Theater. Lancée en février dernier, la chaîne YouTube de David Letterman regroupe de mythiques extraits de ses trois émissions, mais tâche aussi de s’arrimer à l’actualité.

« C’est important pour nous de faire plaisir aux fans en publiant les plus grands succès, mais on essaie de penser à ce qui se passe dans le monde actuellement et d’y attacher de vieux clips, qui rendent ce contenu à nouveau pertinent », explique Walter Kim, qui supervise la chaîne pour Wordwide Pants, maison de production de Letterman. Il évoque notamment des entretiens avec l’ancienne secrétaire d’État Condoleezza Rice et l’ancien sénateur John McCain, dans lesquels il était question des ambitions malveillantes de Vladimir Poutine quant à l’Ukraine.

En se mesurant à la tâche herculéenne que représente le visionnement de plus de 6000 heures de télévision, Walter Kim aura été à même de constater la liberté que s’arrogeait son patron, mais aussi l’intemporalité de plusieurs de ses idées les plus mémorables, purement juvéniles.

PHOTO DAMON WINTER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

David Letterman, avant l’une de ses dernières émissions à CBS, en avril 2015

Il y a aujourd’hui cette attente dans le monde des émissions de fin de soirée : il faut absolument commenter l’actualité, en tout temps. C’est à bien des égards super, mais on sent qu’il y a peut-être un peu moins d’espace pour un humour plus absurde, qui ne serait politique d’aucune manière.

Walter Kim

Le vétéran à la barbe de Sasquatch, en plus d’avoir lancé en mai sur Netflix une quatrième saison de sa série de longs entretiens My Next Guest Needs No Introduction, tourne de temps à autre des capsules animées avec une irrésistible candeur par Barbara Gaines, dans lesquelles le duo blague au sujet du coup de poing de Will Smith à Chris Rock ou du rachat de Twitter par Elon Musk.

Mais ce sont encore une fois les vignettes moins liées à l’actualité, dans lesquelles Barbara explore les photos de roches qui ressemblent à de la nourriture (vous avez bien lu) que contient la tablette de Dave, qui rappellent le Letterman des grands soirs.

« Je pense que ça témoigne surtout d’à quel point il aime passer du temps au quartier général de YouTube », lance en riant Barbara, qui était à la retraite avant d’être conviée l’automne dernier à collaborer au travail de remise en valeur de ces archives. « Il était au bureau avec Walter et moi un jour et il m’a dit : “Gaines, on enregistre quelque chose.” J’ai dit : “Non, on ne va pas enregistrer quoi que ce soit”, mais on l’a fait quand même et maintenant il est accro. Mais il n’a vraiment pas besoin de moi. »

« Il a assurément besoin de toi. Vous avez une chimie naturelle », réplique Walter, qui se souvient de la nervosité à l’idée de rencontrer Barbara Gaines qui l’habitait lors de son premier jour au sein de l’équipe du Late Show with David Letterman, en 1993. « Tu sais, Barbara, que tant que Dave n’a pas pris sa retraite, tu ne peux pas complètement prendre la tienne ? »

« Oh my God ! s’exclame-t-elle. Et maintenant qu’il a compris qu’on pouvait utiliser Zoom, je sens que je n’ai pas fini. »

Consultez la chaîne YouTube de David Letterman