Régulièrement, La Presse convie des créateurs de l’industrie audiovisuelle à nous parler de leur métier derrière la caméra. Et aussi des défis de la création télévisuelle à l’ère des nouvelles plateformes. Aujourd’hui, nous discutons avec le producteur Guillaume Lespérance.

Producteur indépendant parmi les plus influents de sa génération au Québec, Guillaume Lespérance est aux commandes de beaux succès de notre télévision, tels que Tout le monde en parle, Discussions avec mes parents et l’incontournable Bye bye, la revue humoristique de Radio-Canada, qu’il produit pour la sixième année de suite. Si le producteur de 43 ans prône une télévision « sociale, inclusive et intelligente », il ne boude pas le plaisir du divertissement.

Q. Vu de l’extérieur, le milieu de la télé semble avoir une fixation sur les cotes d’écoute. Les chroniqueurs les rapportent religieusement. Est-ce que vous sentez la pression d’être numéro un ?

R. Je regarde aussi les chiffres chaque jour. Et j’ai des attentes élevées en matière de cotes d’écoute, car je souhaite que mes productions soient populaires, peu importe le genre (talk-show, documentaire, fiction). Or, ces attentes sont relatives au contexte général, à l’espace qu’occupe une émission dans la grille, à la compétition. Par exemple, Discussions avec mes parents occupe une des cases les plus importantes dans la grille (lundi à 19 h 30) et elle plaît à toutes les générations. C’est normal de vouloir plus d’audience que pour Les mecs, par exemple, une émission de très bonne qualité que j’adore produire, mais plus nichée, et diffusée le mercredi à 21 h 30.

Q. Le Bye bye 2020 a établi un record au Québec : 4 662 000 téléspectateurs, pour la seule diffusion du 31 décembre sur ICI Télé ! Est-ce possible de battre ce record cette année ?

R. Ma seule pression, c’est de livrer la meilleure émission possible, celle qui fera plaisir au public. Alors, si j’ai 100 000 auditeurs de plus, ou 200 000 en moins, peu importe. C’est beau, les records, mais il faut mettre les choses en perspective avec le confinement l’an dernier. En 2018, on avait aussi créé un record historique. La mauvaise météo avait sans doute aidé nos cotes d’écoute. D’ailleurs, cette 50e édition du Bye bye reste la meilleure émission que j’ai produite en carrière et l’un des meilleurs Bye bye.

PHOTO KARINE DUFOUR, FOURNIE PAR RADIO-CANADA

L’équipe du Bye bye 2016 : Marc Labrèche, Anne Dorval, Simon Olivier Fecteau, Patrice L’Écuyer, Véronique Claveau et Pierre Brassard, sur le plateau de Tout le monde en parle

Q. Concrètement, qu’est ce que ça fait un producteur, sur une émission de télé ?

R. J’ai écouté un podcast récemment avec une productrice américaine qui parlait d’une production comme d’un château de sable au bord de la mer. Le producteur, c’est celui qui s’assure de protéger le château pendant qu’on le construit. Ce n’est jamais facile de livrer un projet télé sans avoir une vague qui menace ton château. Parfois, tu arrives à la fin d’un projet et tous les voyants sont verts… puis, soudainement, un voyant rouge s’allume et tu dois éteindre un feu juste avant l’atterrissage.

Q. En général, les producteurs s’occupent de l’administration ou du contenu. Vous faites les deux à la fois. Pourquoi ?

R. J’aime m’impliquer dans tous les aspects d’une émission. C’est pour ça que j’ai une petite entreprise, avec peu de projets, pour ne pas être prisonnier d’une grosse organisation qui demande un gros volume. Sur le Bye bye, je travaille très étroitement avec Simon [Olivier Fecteau, réalisateur et producteur au contenu]. J’assiste aux tournages, au montage. Je lui expose mon point de vue, mais je fais entièrement confiance à son talent créatif et à celui de l’équipe.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le producteur Guillaume Lespérance

Q. Nonobstant les cotes d’écoute, la pression demeure forte jusqu’au 1er janvier ?

R. C’est un projet très très prenant. Un Bye bye de 90 minutes est aussi compliqué à produire qu’une série de fiction de 15 épisodes ! Dans la vie, je ne suis pas anxieux ni inquiet. Or, depuis quatre mois, je fais plein de cauchemars la nuit…

Q. Est-ce qu’un producteur doit souvent aller au combat pour pousser les projets de ses artistes ?

R. Oui, continuellement. Comme producteur indépendant, j’ai intérêt à avoir de bonnes conditions, les meilleurs budgets, pour avoir la meilleure qualité possible à l’écran. Je suis de l’école des entrepreneurs qui pensent que tu peux gagner de l’argent en étant généreux avec tes partenaires et en rendant tes employés heureux.

Q. On dépeint parfois les producteurs comme des requins qui ont soif de profits, de pouvoir et d’autorité…

R. J’ai une règle. Je choisis des gens avec qui je veux travailler, mais, en retour, je veux aussi qu’ils me choisissent. Je ne fais jamais signer d’option dans un contrat. Je leur dis même d’aller rencontrer d’autres producteurs avant de me donner une réponse. Il doit y avoir du respect et de l’admiration entre nous.

Q. Ça ressemble presque à une relation amoureuse, non ?

R. Oui, et personne ne veut un mariage forcé. J’ai tendance à travailler longtemps avec mes équipes. À long terme, je pense que cette fidélité donne de meilleurs résultats. Des projets moins réussis au début peuvent en apporter de meilleurs par la suite. Par exemple, le talk-show Le beau dimanche, qui n’était pas très réussi, a donné Bonsoir bonsoir ! Ou encore, Un gars, une fille [la série avec Guy A. Lepage produite par Avanti, la société de son père, Jean-Claude Lespérance] est née dans le sillage de Besoin d’amour, qu’animait Guy.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Au gala Les Olivier en 2012. Guillaume Lespérance, Simon-Olivier Fecteau et Étienne de Passillé pour En audition avec Simon.

Q. On entend souvent des critiques de votre industrie. Le manque d’argent public, l’épuisement de ses artisans, son vieux modèle d’affaires… Êtes-vous inquiet pour l’avenir de la télé ?

R. Au contraire, je suis de nature optimiste. Depuis mes débuts [il y a environ 15 ans], je n’ai connu que la décroissance. J’ai vu la tour [de Radio-Canada] se vider de son monde, les effectifs réduire, les budgets se faire amputer d’une année à l’autre. Or là, depuis deux ans, je sens une nette volonté des pouvoirs publics de nous aider et d’investir massivement pour soutenir l’industrie. Au début de la pandémie, la réponse rapide de Louise Lantagne de la SODEC a permis de sauver une saison complète de télévision. Bien sûr, on peut toujours se plaindre et dire qu’il n’y a pas encore assez d’argent en culture. Bien sûr, on pourrait redistribuer autrement le financement. Or, le talent est là, la volonté politique aussi, la production tourne ; et si on se positionne intelligemment, on va pouvoir exporter encore plus nos contenus dans le monde.

Q. On croirait entendre le discours d’un politicien…

R. On vit à une époque où ce n’est pas cool d’être optimiste. Malgré la COVID-19 et un contexte très difficile, j’ai vécu, depuis deux ans, mes plus belles années professionnelles. J’ai appris plus sur mon métier en 20 mois que durant 15 ans ! Lorsqu’on doit affronter de gros obstacles, c’est là qu’il faut être solidaires. Au pire de la première vague de COVID-19, je parlais tous les jours avec des producteurs comme Alexis Durand-Brault ou Fabienne Larouche, que je ne connaissais pas avant. Tout le monde voulait trouver des solutions et relancer la machine.

Q. La pandémie aurait-elle mis de côté la compétition entre producteurs ?

Je suis peut-être naïf, mais je ne vois pas les autres producteurs comme des compétiteurs. Si Louis Morissette a du succès, ça va finir par être intéressant pour ma boîte de prod. Les bons coups des autres rayonnent sur tout le milieu. Je reproche à mon industrie (et aux médias) d’annoncer à répétition la mort de la télévision généraliste. Ce n’est pas vrai qu’elle va mourir. Il y a plein de rendez-vous, des familles qui regardent ensemble des émissions comme Révolution, District 31, Discussions avec mes parents… La télé au Québec va exceptionnellement bien !

Bye bye 2021, sur ICI Radio-Canada Télé, le 31 décembre à 23 h. En rediffusion le 1er janvier à 21 h.