Personne n’avait oublié Jean-Paul Belleau. Mais qui se souvenait à quel point les dames de cœur s’ennuyaient, à quel point elles étaient désœuvrées une fois les enfants devenus grands ?

D’abord diffusé de 1986 à 1989, le téléroman signé Lise et Sylvie Payette rallie son lot de nostalgiques. Ses reprises présentées de juin à octobre ont été vues par 46 000 téléspectateurs, ce qui en a fait l’une des émissions les plus regardées des cinq dernières années dans les plages horaires des jeudi et vendredi de 17 h à 19 h à ICI ARTV.

Si bien que c’est reparti pour un tour. Même heure, même poste.

À l’émission radiophonique La soirée est (encore) jeune, Jean-Sébastien Girard a dit et redit tout son bonheur de suivre Des dames de Cœur.

Au départ, il pensait qu’il regarderait cela au deuxième degré, en riant un bon coup. Mais il avoue avoir vite été happé par les intrigues, malgré les invraisemblances.

Par exemple, « c’est fou à quel point les personnages principaux sont devenus des femmes d’affaires accomplies rapidement après toute une vie à être des femmes soumises ! ».

La fois de trop

Pour mémoire, Des dames de cœur suivait quatre couples. D’abord celui de la seule femme d’affaires, Véronique, directrice d’un magazine, qui vit en couple ouvert avec François. Il ne veut pas d’enfant ? Qu’importe ! Elle en concevra un avec un inconnu. François acceptera ça et adoptera l’enfant. Les trois autres femmes, Claire, Évelyne et Lucie, passent, elles, une bonne partie de leurs avant-midi en robe de chambre, à boire du café et à se demander comment occuper leur temps. Claire se met à l’exercice, Évelyne époussette beaucoup et Lucie écoute la télévision. Dans leur compte en banque, elles n’ont pas un sou, dépendant de leur mari pour leur pitance.

Jean-Paul trompera Lucie une fois de trop. Illico, elle lancera avec Évelyne une entreprise de traiteur qui deviendra vite florissante. Au grand dam de Roger, qui n’acceptera pas l’émancipation d’Évelyne et leur départ de la banlieue.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LAPRESSE

Monique-Andrée Michaud et son fils, Jean-Sébastien Girard, fans des Dames de cœur

Monique-Andrée Michaud regarde cela avec son fils Jean-Sébastien et ça lui rappelle toute une époque. « L’un de mes oncles avait dit à sa femme : “C’est moi qui amène l’argent, t’as pas un mot à dire.” Je m’étais promis de ne jamais me faire vivre par un homme. J’ai étudié pour devenir professeure. »

Ma mère ne comprenait pas : “Tu n’as pas besoin d’aller à l’université, tu trouveras un mari qui te fera vivre.” Et d’ailleurs, mon mari trouvait que ça n’avait pas d’allure que j’aille travailler. Voyons donc ! Comme si j’étais allée à l’université pendant quatre ans pour rester à la maison ensuite !

Monique-Andrée Michaud

Ils ont divorcé « et mon père a fini par épouser une femme à la maison, ce qu’il avait toujours voulu », raconte à son tour Jean-Sébastien Girard.

Modèle aliénant

« Cette génération de femmes dont il est question dans le téléroman est la première à avoir fait des études supérieures et à avoir des outils leur permettant d’être autre chose que mères et ménagères, souligne la sociologue Francine Descarries. Des dames de cœur, c’est le malaise de ces femmes de la petite bourgeoisie qui avaient atteint un niveau d’éducation dont elles ne se servaient pas. »

Jusque-là, souligne-t-elle, les femmes étaient surtout des figurantes dans leur famille, toutes tournées vers le bien-être de leurs maris et de leurs enfants.

« Un des problèmes du discours féministe de l’époque, rappelle Mme Descarries, c’est que les femmes avaient l’impression qu’on les dénigrait. Mais ce n’est pas elles qu’on dénigrait, c’est la situation dans laquelle elles se trouvaient. Ce n’était pas facile pour elles d’entendre qu’elles se trouvaient dans un modèle aliénant. »

Manque de nuances

Bien sûr, pour suivre cette chronique de l’émancipation des femmes, il faut accepter, dit Jean-Sébastien Girard, « une écriture qui n’est pas trop subtile ».

Lise et Sylvie Payette « voulaient une télé qui éduque », souligne-t-il, et ça se faisait à grands traits.

C’est dans ce téléroman qu’on a vu le premier couple de lesbiennes à la télévision. La violence conjugale, l’alcoolisme, l’amour au sein d’un couple ouvert (un modèle qui ne s’est pas tant répandu, finalement), le syndrome du nid vide, l’amour qu’on n’espère plus après 50 ans comptent parmi les nombreux thèmes abordés.

Les personnages sont sans nuances. La snob est vraiment très snob, le patron, toujours droit et tout d’un bloc, Évelyne, une sainte femme et Jean-Paul Belleau, l’infidèle des infidèles.

À 20 ans passés, les enfants de ces couples sont présentés, eux, comme des ados attardés qui font faire leur lavage par môman. « Rock et Belles Oreilles en avaient fait une super parodie, avec Évelyne qui allaitait sa fille de 22 ou 23 ans ! », se souvient Jean-Sébastien Girard.

Peu de mouvement

Mais surtout, il faut accepter que les scènes durent trois minutes et qu’on soit le témoin captif de femmes au foyer en train de faire leur « ordinaire ».

C’était le lot des téléromans d’alors, rappelle Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal. « Tout était fait dans des décors préétablis, alors c’est sûr qu’il ne peut pas y avoir trop de mouvement et qu’ils mangent toujours dans le même restaurant. »

Aujourd’hui, ces téléromans ont laissé leur place à des séries qui sont tournées comme au cinéma, dans de vraies maisons et dans de vrais restaurants.

Quant à la trame narrative, conclut M. Barrette, bien sûr, « on sent bien “la stratégie du doigt dans le vent” d’auteures bien déterminées à faire avancer leurs personnages » et qui auront contribué « à l’avancée d’un certain féminisme ».