Livraison d’épisodes à la dernière minute, fatigue accumulée, formation en accéléré, tournages reportés, surenchère de salaires… La pénurie de main-d’œuvre qui frappe le Québec touche également le secteur télévisuel.

Les chiffres ne mentent pas. Depuis le début de l’année, l’Alliance québécoise des techniciens et techniciennes de l’image et du son (AQTIS) section locale 514 AIEST, qui représente 7000 travailleurs de l’audiovisuel, a reçu 6989 demandes de services et seulement 4500 d’entre elles ont trouvé preneur. En d’autres termes, près de 2500 postes sont restés vacants, faute de disponibilités.

« Ce n’est pas parce que nos membres ont décidé de prendre congé, nous indique le président du regroupement, Christian Lemay. Au contraire, ils travaillent fort. La fatigue se fait sentir. Le congé des Fêtes va arriver à point. »

Des sources nous informent que certains tournages ont commencé sans scénario pour assurer la continuité des éléments de costumes et d’accessoires. Des productions américaines tournées à Montréal ont recruté des techniciens à Toronto parce qu’il n’y avait personne localement. La boîte de production KOTV (Plan B, Entre deux draps) a récemment été contrainte de reporter le tournage d’une série web au printemps parce qu’elle peinait à trouver suffisamment d’effectifs.

« Je n’ai jamais vu ça, affirme Josée Vallée, vice-présidente, production et opérations, fiction, chez Sphère Média (Une autre histoire, Les honorables). Sur Facebook, je vois continuellement passer des annonces pour combler tel ou tel poste. Cet été, je crois qu’on a appelé le bottin au complet pour trouver quelqu’un. »

C’est quelque chose qu’on observe parfois l’été au mois de juillet, en période de haute saison de productions, mais c’est sporadique. La pénurie qu’on voit présentement, c’est dans toutes les sphères : monteurs, assistants de production, preneurs de son, caméramans…

Christian Lemay, président de l’AQTIS

Jusqu’à présent, la pénurie de main-d’œuvre n’a forcé aucune chaîne à suspendre la diffusion d’une série en raison de retards de livraison, mais il s’agit d’un évènement qui pourrait survenir.

D’après Denis Dubois, vice-président, contenus originaux chez Québecor Contenu, ce stress devrait perdurer jusqu’au printemps. « S’il arrive le moindre pépin au cours des six prochains mois, ça risque d’arriver. On suit la situation de très près. »

« Parfaite tempête »

Plusieurs facteurs expliquent cette pénurie de main-d’œuvre en télévision. Dans l’industrie, on utilise l’expression « parfaite tempête ».

En forçant le report de plusieurs tournages initialement prévus en 2020 (comme L’heure bleue, Plan B et Sans rendez-vous), la COVID-19 a créé une surchauffe en 2021.

PHOTO KARL JESSY, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

La série Sans Rendez-vous devait initialement être tournée en 2020.

L’arrivée d’un acteur majeur comme Bell Média, qui multiplie les commandes pour remplir la grille de Noovo et bonifier l’offre de Crave, sa plateforme de diffusion en continu, a contribué au phénomène, tout comme l’augmentation des investissements de Québecor Média.

L’entreprise a récemment procédé au lancement d’une plateforme de contenus style de vie et documentaires intitulée Vrai, qui promet d’offrir 50 productions par année. De plus, 14 séries de fiction sont attendues sur Club illico au cours des 12 prochains mois.

« Quand le nombre de productions augmente, ça crée des emplois, mais ça génère aussi une pression sur l’industrie », observe Denis Dubois, de Québecor Contenu.

Quant aux départs de travailleurs du milieu audiovisuel, qui auraient changé de métier durant la crise, Christian Lemay parle d’un facteur « négligeable ». « Il y en a qui ont quitté, il y en a qui ont pris leur retraite plus tôt que prévu, mais c’est mineur. Ils ne sont pas nombreux à avoir quitté le milieu pour suivre la formation accélérée de préposé aux bénéficiaires. Le facteur le plus important, c’est vraiment l’augmentation du volume de productions », insiste le président de l’AQTIS section locale 514 AIEST.

Invasion américaine

Pour expliquer cette pénurie, les producteurs mentionnent également la présence accrue de tournages étrangers au Québec.

« Les Américains prennent la même main-d’œuvre que nous, mais ils peuvent la payer plus cher parce qu’ils n’ont pas 500 000 $ par épisode pour faire leur show, mais de 6 à 10 millions, indique Nicola Merola, président de Productions Pixcom (La faille, Alertes). Pour nous, c’est problématique. »

Chez Productions Casablanca, les tournages de 5e Rang et de C’est comme ça que je t’aime ont donné du fil à retordre à Joanne Forgues et Catherine Faucher en raison d’une gestion d’horaires plus complexe que d’habitude, notamment pour pallier l’absence de techniciens qui allaient prêter main-forte aux plateaux étrangers.

C’est sûr qu’on perd énormément de techniciens aux mains des Américains. Mais on peut comprendre, les productions hollywoodiennes sont énormes. C’est des conditions d’une autre catégorie. Ils offrent des salaires de 15 $ à 20 $ de plus par heure. Ce n’est pas des chiffres qu’on peut accoter.

Catherine Faucher, de Productions Casablanca

« Ça nous est arrivé de perdre des gens juste avant qu’on commence à tourner parce qu’ils avaient reçu des offres plus alléchantes du côté américain », indique Louis-Philippe Drolet, de KOTV.

Au Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (BCTQ), on tempère l’argument américain. Il s’agirait d’une perception plus que d’un réel facteur.

PHOTO FOURNIE PAR KOTV

Louis-Philippe Drolet, principal gestionnaire de KOTV

« On devrait finir l’année avec 25 tournages étrangers, annonce Christine Maestracci, nouvelle directrice générale du BCTQ. Évidemment, c’est plus qu’en 2020, quand les frontières étaient fermées. Mais ça ressemble aux chiffres prépandémiques de 2019. »

La solution : la formation

Signe du dynamisme de l’industrie de la télé au Québec, la pénurie de main-d’œuvre a beaucoup touché la courbe d’apprentissage des travailleurs… en l’accélérant à la vitesse grand V.

« Les gens montent en grade rapidement, commente Joanne Forgues, présidente de Productions Casablanca. Ils n’ont pas nécessairement l’expérience, mais étant donné qu’on manque de monde, ils gravissent les échelons beaucoup plus vite. »

On forme du monde en même temps qu’on tourne : c’est comme construire un avion en même temps qu’on vole. Ça nous oblige à être hyper vigilants pour s’assurer qu’on n’échappe rien.

Josée Vallée, vice-présidente, production et opérations, fiction, chez Sphère Média

Quant aux pistes de solution pour résorber la situation, elles concernent principalement la formation. La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM) et l’Institut national de l’image et du son (INIS) sont actuellement « en mode solutions », précise-t-on.

Pour François Messier, qui dirige la production à Radio-Canada, l’une des pistes de solution consiste à commencer le recrutement beaucoup plus tôt, dès la troisième secondaire. « Il faut qu’on travaille différemment. Je crois qu’on a besoin de revaloriser les métiers techniques. Ça nous permettrait d’attirer une plus grande clientèle. »

Selon plusieurs observateurs, cette pénurie de main-d’œuvre subsistera au Québec en 2022. Ses effets seront toutefois beaucoup moins grands puisque l’industrie locale s’y sera adaptée. Du moins, en partie.

« Ça demande une réorganisation du travail, une réorganisation des planifications », indique Denis Dubois, de Québecor Contenu.