Lors de la création d'une télésérie, le réalisateur doit prendre des dizaines de décisions majeures, allant du choix des acteurs jusqu'à la facture visuelle (décors, éclairages, costumes, nombre de caméras, façon de tourner, etc.). S'ils sont nombreux à mener un projet du début à la fin, certains doivent parfois céder leur place, pour quelques épisodes ou pour de bon, à des collègues qui devront demeurer fidèles à leur vision.

Parfois, le nouveau venu doit relancer une série ou corriger certains problèmes. D'autres fois, on lui demande de prendre les rênes d'une émission à succès. Ce fut le cas de Yan Lanouette Turgeon, qui a remplacé Sylvain Archambault pour la quatrième saison des Pays d'en haut, après que ce dernier a été écarté du projet en raison de comportements déplacés allégués lors des tournages. «Comme je n'héritais pas d'une série malade et que le public l'aimait beaucoup, je suis arrivé là-dedans sans vouloir réinventer la roue», explique M. Lanouette Turgeon.

Même s'il désirait rendre justice aux qualités du projet, le réalisateur savait qu'il ne pourrait pas reproduire exactement le style de son prédécesseur. 

«Tout le monde a sa façon de faire. Certains trucs ont donc légèrement changé, mais mon but était que le commun des mortels ne s'en rende pas compte. Je me suis entouré de la même équipe, afin d'assurer une continuité visuelle.»

De son côté, Rafaël Ouellet est pratiquement devenu un spécialiste en reprise de téléséries, lui qui a réalisé en peu de temps la quatrième saison de Ruptures, la deuxième de Cheval-Serpent et la troisième de Blue Moon. «Quand on m'a confié Blue Moon, la compagnie dans l'histoire venait de fermer et plusieurs personnages étaient morts. Karine Vanasse, Éric Bruneau et Patrice Godin revenaient, mais tout était un peu à rebâtir.» À l'exception des producteurs, une grande partie de l'équipe de création a été renouvelée. 

«On ne repartait pas de zéro pour les décors et les costumes, mais disons de deux ou trois. On pouvait changer le style en partie.»

Chose qu'il ne pouvait pas faire en 2013, lorsqu'il a dirigé trois épisodes de Nouvelle adresse, un projet mené par Sophie Lorain. «Il fallait que je sois invisible et que personne ne puisse remarquer que Sophie avait réalisé plusieurs épisodes au début, avant que je prenne le relais et qu'elle revienne ensuite. Je devais chausser ses souliers.»

Sa description rejoint la vision de la réalisatrice. «Quand une série est mise sur pattes, le réalisateur invité ne peut pas aller dans toutes les directions, sinon il va perdre le monde, affirme Sophie Lorain. Il faut respecter ce que le réalisateur a créé et ce que l'auteur continue d'écrire.»

Suivre l'équipe

Afin de favoriser la transition, elle a accueilli son collègue sur le plateau, en plus de mettre à sa disposition des images de tournage. «En visionnant les rushs, je voyais comment elle s'y prenait avec les jeunes acteurs et ce qu'elle cherchait, souligne Rafaël Ouellet. J'ai étudié chaque épisode. Ensuite, j'ai fait confiance aux artisans.»

Même plan d'action pour Yan Lanouette Turgeon, qui a réalisé quelques épisodes d'Unité 9, en soutien au réalisateur Jean-Philippe Duval. «Après avoir observé son travail sur le plateau, j'ai réutilisé ses ingrédients pour obtenir la même recette. Puisque tout ce qu'on allait tourner serait monté ensemble, je devais me fondre là-dedans. Ça a tellement bien fonctionné qu'en montage, on se demandait parfois qui avait tourné quoi!»

Contrairement aux grandes téléséries américaines, qui ont parfois cinq directeurs photo pour une seule saison, les séries québécoises misent généralement sur un chef par département. Et ce qu'on appelle dans le jargon un «show runner», un producteur qui maîtrise complètement le contenu, avec une vision omnisciente du projet.

Les avantages du réalisateur invité

Bien qu'elle préfère signer ses productions dès le départ, Sophie Lorain a grandement apprécié son travail sur la quatrième saison de Nos étés, dont la réalisation des épisodes a été partagée avec Jean-François Asselin. Elle prévoyait même réaliser quelques épisodes des Invisibles, avant de se raviser, faute de temps. 

«Ça peut être très plaisant d'arriver dans un projet déjà lancé. Il faut garder le ton et réussir à faire fi de ses propres goûts, si on a l'humilité pour le faire.»

Elle croit aussi que ce genre de mandat peut donner la chance à de jeunes réalisateurs de prendre de l'expérience et de peaufiner leur métier. «C'est parfois une belle occasion de prouver ce qu'on peut faire à des producteurs et de mettre son nom quelque part.»

Rafaël Ouellet croit lui aussi qu'il faut laisser son ego à la maison en de telles circonstances. «Comme j'ai la chance d'avoir réalisé six de mes films et que d'autres en chantier vont voir le jour, lorsque j'arrive en télé, je suis prêt à faire ce dont le scénario et l'équipe ont besoin. C'est un honneur qu'on m'ait choisi.»

Photo Bernard Brault, Archives La Presse

Rafaël Ouellet

Il dit tout faire pour respecter le travail des réalisateurs des saisons précédentes, mais il ne se voit pas du tout comme un exécutant. «Quand tu arrives dans les saisons deux, trois ou quatre, une bonne partie du travail a été faite et plusieurs batailles ont été menées. Cependant, il faut quand même déchiffrer le texte, identifier ses forces et ses faiblesses, s'assurer que les acteurs soient bons, soutenir un rythme, créer de bonnes fins de blocs avant les pauses publicitaires et de bonnes fins d'épisodes. Ça reste un métier artistique qui exige de la vérité et de la justesse.»

La profession comporte également son lot de risques. «Quand j'ai appris que le poste était ouvert pour Les pays d'en haut, j'avais vraiment envie d'y apporter mon grain de sel, mais c'était très énervant, se souvient Yan Lanouette Turgeon. Je ne voulais pas faire partie de la déchéance de quelque chose qui fonctionnait bien!»

Donner le ton

Les trois réalisateurs ont tous eu l'occasion de créer plusieurs séries eux-mêmes. Une expérience qui s'est révélée marquante pour chacun d'entre eux. 

«Il n'y a rien comme partir ta série et avoir ton ADN sur l'ensemble des décisions», indique Yan Lanouette Turgeon, qui a réalisé L'imposteur.

«Quand je lis un texte, il faut que quelque chose se passe physiquement : des pleurs, des frissons ou le coeur qui bat plus vite, poursuit-il Ensuite, j'essaie d'être fidèle à ces émotions pour choisir l'axe de réalisation.»

Choisi par l'auteur Stéphane Bourguignon pour donner vie à Fatale-Station, Rafaël Ouellet parle quant à lui d'une expérience jouissive. «Lorsqu'on peut prendre toutes les décisions dès le départ et travailler à proximité avec l'auteur, c'est un moment vraiment fort!»

Ayant à son actif la réalisation des séries Un homme mort, La galère et Nouvelle adresse dès leurs débuts, Sophie Lorain évoque toute la complexité de lancer une oeuvre. «Le scénario demeure une oeuvre incomplète en soi, avant de passer à l'écran. Il faut lui donner une direction artistique, un ton, choisir le casting, les décors, les éclairages, la direction photo, ce sur quoi on met l'accent. Il faut prendre le papier et l'interpréter. C'est beaucoup plus confrontant et dangereux de donner vie à une série.»

Photo Marco Campanozzi, Archives La Presse

Sophie Lorain