« En Amérique, on s’assure de ne pas vous éduquer sur ce qui est arrivé dans le passé », me dit Yusef Salaam, et je ne peux m’empêcher de penser à ce que le génial James Baldwin écrivait sur l’amnésie volontaire des États-Unis envers les questions raciales dans son essai Personne ne sait mon nom, publié en 1961.

Quelques jours après avoir été ovationnés au gala des Emmy, Yusef Salaam et Kevin Richardson sont de passage à Montréal, où ils donneront ce soir une conférence au cinéma Impérial dans le cadre du Festival international du film black. Ils font partie du groupe de cinq adolescents qu’on avait appelés les Central Park Five, en 1989, tous faussement accusés de l’agression et du viol sordides d’une joggeuse dans le célèbre parc new-yorkais, après des aveux arrachés par la police. Leur histoire est l’une des pires dérapes du système de justice américain, racontée dans la minisérie poignante When They See Us (V.F. : Dans leur regard) d’Ava DuVernay sur Netflix, qui était nommée dans 16 catégories aux Emmy.

J’en avais parlé en juin dernier.

Depuis cette série, les Central Park Five ont été rebaptisés The Exonerated Five (les « cinq exonérés »), et le comédien Jharrel Jerome leur a rendu hommage, puisqu’ils étaient dans la salle, lorsqu’il est allé chercher son trophée du meilleur acteur dans une télésérie pour le rôle de Korey Wise, celui qui a reçu la peine la plus lourde, à purger dans des prisons brutales pour adultes. Lui qui n’avait fait qu’accompagner un ami au poste de police.

PHOTO JORDAN STRAUSS, ASSOCIATED PRESS

La réalisatrice de la série When They See Us, Ava DuVernay, est entourée des Exonerated Five (les « cinq exonérés ») Antron McCray, Raymond Santana, Kevin Richardson, Korey Wise et Yusef Salaam au gala des prix Emmy, dimanche dernier

Ce qui est fascinant et enrageant dans cette reconnaissance est qu’elle a mis du temps à arriver. Les jeunes hommes ont été innocentés au début des années 2000, mais ce n’est que maintenant qu’on s’intéresse vraiment à eux et qu’on les écoute enfin. En 2012, le documentaire The Central Park Five de Ken et Sara Burns avait ravivé la curiosité et l’indignation. Il y a quelques mois, la série d’Ava DuVernay leur a carrément redonné leur individualité.

Yusef Salaam croit que c’est la plateforme de Netflix, présente dans plein de pays, qui a propulsé leur histoire, tout autant que son traitement par la réalisatrice. Selon lui, si le documentaire des Burns leur avait donné une voix nécessaire et inespérée, la minisérie a touché les gens encore plus profondément. « Beaucoup de jeunes ne connaissaient pas cette histoire, explique-t-il. Et ils sont outrés et en colère, pas seulement pour ce qui nous est arrivé, mais pour ce qui continue d’arriver lorsqu’il est question des Blancs et des Noirs. Des policiers tirent sur des gens devant des caméras et ne reçoivent aucune condamnation. Certains ont des promotions. » 

Les jeunes réalisent qu’ils sont le futur et ils n’acceptent pas ce qu’ils voient ni que les choses devraient être comme elles sont. Et je pense qu’ils ont vu dans cette série la peinture de ce que c’est qu’être une personne noire en Amérique. Cette dramatisation était importante, parce que les gens ont besoin de se reconnaître en nous.

Yusef Salaam, à propos de When They See Us

C’est bien ça qui fait mal dans When They See Us. Voir des jeunes broyés sans pitié, parce qu’ils ont été au préalable déshumanisés en raison de la couleur de leur peau et des préjugés qui les entourent, traités comme des animaux dans l’opinion publique. « On dirait que nous sommes devenus pour les gens des agneaux sacrifiés pour la génération d’aujourd’hui », dit Kevin Richardson, moins volubile, mais qui se voue tout autant à la cause que Yusef. « Et c’est pourquoi ils nous approchent tellement et s’identifient à nous. Parce que nous sommes humains. »

Ils ont été démonisés pendant leur procès, ont purgé leur peine dans l’incompréhension totale et ont vécu comme des pestiférés après, avant d’être innocentés. Aujourd’hui, on peut dire qu’ils redonnent au suivant. Ils se dévouent pour l’organisme Innocence Project, qui vient en aide aux personnes accusées pour des crimes qu’elles n’ont pas commis. C’est en fait un combat contre la criminalisation des gens, précise Yusef, qui siège au conseil d’administration et a reçu en 2016 un prix des mains de Barack Obama. « Parce que ce sur quoi notre système criminel repose, c’est sur l’esclavage », dit-il, en pensant automatiquement à Korey Wise. « C’est bizarre, parce qu’il est comme l’ingrédient spécial qui a donné sens à notre histoire. Il n’était pas un suspect, il est celui qui est resté le plus longtemps en prison, il est tombé par hasard sur le gars qui avait fait le crime et ce gars l’a avoué. Et Korey nous a tous libérés. »

Ils redonnent aussi en acceptant, comme ce soir à Montréal, d’en parler partout où ils sont invités, car non seulement la prise de parole est importante, mais il faut aussi savoir transformer la colère. 

On s’est battus pendant plus de 30 ans, et on a maintenant une communauté et même le monde qui nous appuient. Et nous voulons voir un changement. C’est pourquoi les gens se passionnent autant pour les Exonerated Five.

Kevin Richardson

« Je pense que cette série a restauré notre position dans la société, poursuit Yusef. C’est important de faire savoir que non seulement nous sommes des personnes ayant de la valeur pour la société, mais que les jeunes aussi le sont. De rappeler ce qui arrive, lorsque l’on traite les personnes comme des personnes qui comptent, plutôt que de les traiter comme des déchets et des monstres. »

Comment font-ils pour avoir de l’espoir après ce qu’ils ont vécu ? Pour croire en l’avenir sous la présidence de Donald Trump, qui avait acheté de pleines pages de pub dans les journaux appelant au rétablissement de la peine de mort pour les Cinq de Central Park ?

« Chez nous, nous avons une expression : les heures les plus sombres précèdent l’aube, répond Yusef Salaam, avec le sourire. Nous sommes devenus des gens toujours préparés au pire, parce qu’on nous a tiré le tapis sous les pieds, mais nous espérons toujours le meilleur. On dirait qu’il y a un gros nuage sombre au-dessus de l’Amérique, mais en même temps, il y a cet énorme espoir. Je veux que les jeunes sachent qu’ils ne doivent jamais abandonner. »

« Je nous vois dans ces jeunes, parce qu’on a perdu notre jeunesse, et je leur dis qu’après la nuit vient toujours le jour, conclut Kevin Richardson. L’écrivain James Baldwin a profondément analysé à quel point nous ne connaissons pas l’histoire des Noirs en Amérique, un pays dont il n’a pas cessé de pointer les angles morts, notamment dans Personne ne sait mon nom. Aujourd’hui, tout le monde sait le nom des Cinq de Central Park, et ils sont un tournant de l’histoire des États-Unis : Yusef Salaam, Kevin Richardson, Korey Wise, Antron McCray et Raymond Santana. Respect.

À cœur ouvert avec The Central Park Five, discussion avec Yusef Salaam et Kevin Richardson animée par Fabienne Colas, ce soir, à 19 h, au cinéma Impérial