Quelle est l'origine d'une scène forte et déterminante tournée pour un téléroman ou une télésérie? Dans quel état d'esprit l'écrit-on? Quel message veut-on passer? Et comment a réagi le public? À quelques jours du gala des prix Gémeaux, La Presse a posé ces questions à quatre scénaristes qui sont finalistes. Voici leurs réflexions.

Fugueuse: Pour comprendre au lieu de juger Fanny

Fugueuse (TVA)

Fin de l'épisode 4

Scène: Le viol collectif de Fanny

Voir la scène: https://www.lapresse.ca/videos/arts/201809/11/46-1-fugueuse-sceneforte-extrait.php/dc460b835ac640adadb0d9f8900ece12

Lorsqu'elle a rencontré des familles qui lui ont raconté l'histoire de leurs filles prises dans un réseau de prostitution, Michelle Allen a été, c'est son mot, en état de choc.

Et lorsqu'elle a écrit la scène de Fugueuse où le personnage principal, Fanny (Ludivine Reding), subit un viol collectif après avoir été droguée, elle n'a pas oublié ceux et celles qui lui avaient ouvert leur coeur.

«On m'a raconté des choses tellement personnelles, douloureuses ou effrayantes que je ne voulais pas trahir cette confiance accordée, dit en entrevue la scénariste qui a travaillé sur plusieurs séries aux thèmes lourds (Un tueur si proche, Lien fatal). J'ai voulu mettre en scène [ces témoignages] avec tout mon talent, mon expérience, afin de toucher les gens, les bouleverser, les faire réfléchir.»

Dans le cas de Fugueuse, elle voulait, avec l'ensemble de la série, montrer que l'histoire d'une jeune femme aspirée dans un réseau de prostitution ne se résume pas à de la naïveté, que c'est incroyablement plus complexe.

«Dès le départ, j'avais une obsession: qu'on ne juge pas Fanny, mais qu'on la comprenne, poursuit Mme Allen. Cette fille est victime d'un réseau qui possède beaucoup d'outils et n'hésite pas à les utiliser.»

Dans la scène dont elle nous parle, l'outil est le viol et, peut-être plus encore, le fait que celui-ci soit filmé. «Le viol collectif est le tournant qui fait que Fanny accepte de devenir escorte», dit Michelle Allen.

Autre tournant, selon l'auteure, la perception qu'avait le public du personnage central a changé à partir de cet instant-là.

«Avant cette scène, les gens n'étaient pas sûrs d'adhérer à la gravité [de la situation]. On a quitté le monde du jugement avec des regards d'adultes un peu condescendants pour accompagner cette jeune fille dans sa descente aux enfers, mais aussi dans son désir de trouver de la lumière.»

«Tout à coup, Fanny est devenue la petite soeur, la petite fille de chacun», poursuit la scénariste.

Michelle Allen se dit consciente qu'à la base, l'histoire doit être bonne, accrocheuse. «Si elle n'est pas bonne, personne ne va l'écouter. Il faut que les personnages soient attachants. Et je n'oublie jamais ça.»

Mais elle ne voulait pas que la scène soit pour autant trop brutale. «Ce fut une scène forte pour moi et forte pour le public qui avait sous les yeux, même si ce n'était pas graphique, un événement extrêmement violent et humiliant.» D'ailleurs, le viol collectif n'est pas montré dans son intégralité. *

La réponse a été très positive, assure l'auteure. «Avec chaque diffusion, la page Facebook de Fugueuse se remplissait de commentaires d'empathie. Des gens m'ont envoyé des messages extrêmement touchants. On m'a dit, par exemple: "J'ai une soeur qui a vécu la même chose, je ne lui ai pas parlé depuis 20 ans et votre histoire va peut-être m'aider à me réconcilier avec elle."»

* En accord avec la production, l'extrait présenté ici précède la scène dont nous parlons, qui est quand même très explicite.

District 31: Un moment douloureux

District 31 (Ici Radio-Canada)

Épisode 141

Scène: Annonce de la mort de Nadine Legrand

Voir la scène: https://www.lapresse.ca/videos/arts/201809/11/46-1-district-31-extrait.php/75268f06273c420d9efa548ec17210e2

En quoi cette scène est-elle forte?

J'aime les deux séquences où la mort de Nadine [Magalie Lépine-Blondeau] est annoncée à ses collègues. Dans la première, tout le monde est dans une salle et s'amuse [en mangeant]. Puis, le commandant Chiasson [Gildor Roy] annonce la nouvelle à Patrick [Vincent-Guillaume Otis]. Et cette scène, on la voit depuis la salle où les policiers étaient rassemblés.

Par la suite (la scène présentée ici), on voit le commandant Chiasson annoncer, la voix chargée d'émotion, la nouvelle à tous les membres du poste.

Se séparer d'un personnage marquant et auquel les gens sont attachés est difficile, poursuit M. Dionne. Mais Magalie voulait faire autre chose, et c'est son droit. Il me fallait trouver une porte de sortie qui, dramatiquement, serait payante. Ce fut le cas! Pendant près d'un an, on s'est demandé qui avait tué Nadine.

Comment s'est déroulée l'écriture de ce passage?

Très douloureux ! Écrire une quotidienne, c'est vivre avec les personnages. On a quelques semaines d'avance sur eux et on se nourrit de ce qu'ils nous donnent. J'ai donc vécu une cassure parce que, pour une des premières fois, le destin du personnage ne dépendait pas de moi. J'ai un petit côté fleur bleue, alors j'ai vécu une grande peine. Le soir où j'ai écrit la scène, j'étais avec ma conjointe et ma mère, qui était en visite. Nous étions à table et elles savaient que j'allais écrire ce passage dans la soirée. Je n'étais pas capable de les regarder en mangeant.

Quelle réaction vouliez-vous provoquer?

J'ai essayé de doser l'épisode. Je ne voulais pas tomber dans le pathos. Oui, il y a ce bout triste, mais je voulais ensuite un passage permettant au spectateur de retomber sur ses pieds. Mon travail dans la vie est d'écrire des émotions et de les provoquer. Pour faire cela, je dois moi-même les ressentir. Sur le coup, ce n'est pas une scène facile à écrire, mais le lendemain, on doit passer à autre chose. Par ailleurs, Catherine Therrien a fait un travail remarquable à la réalisation.

Quels ont été les échos?

À la diffusion de l'épisode, je suis parti à Paris. Je ne voulais pas voir ça. Je devais continuer à écrire. Je savais que je serais sollicité pour des entrevues. J'en ai donné une seule, à Paul Arcand. De plus, c'est inévitable, tu veux aller voir ce qui se dit sur les réseaux sociaux. En revenant, c'est sûr que ça a frappé fort! Des gens m'ont dit qu'ils n'écouteraient plus la série. Plus tard, quand est arrivée l'affaire du ministre Guy Ouellette [avec l'UPAC], quelqu'un a écrit dans un journal: «Si j'étais Guy Ouellette, je ne me promènerais pas en moto.» Ça m'a fait rire.

Photo Bernard Brault, Archives La Presse

Luc Dionne

Les Simone: Parce que c'est violent et traumatisant

Les Simone (ICI Radio-Canada)

Scène: La relation non consentie entre Clément et Maxim

Voir la scène: https://www.lapresse.ca/videos/arts/201809/11/46-1-les-simone-extrait.php/2373d6f04c1d41f3bb980c5966cf62b1Foi de Kim Lizotte, la scène où Maxim (Anne-Élisabeth Bossé) est victime d'une relation sexuelle non consentie avec son professeur de sciences politiques Clément (Normand Daneau) est celle dont on lui a le plus parlé au cours de la saison 2 de l'émission Les Simone.

«Je l'ai écrite après l'affaire Jian Ghomeshi, le mouvement #agressionnondénoncée et l'histoire d'Alice Paquet [impliquant le député Gerry Sklavounos, visé par des allégations d'inconduite sexuelle mais pas accusé], dit-elle. Je me suis rendu compte que personne ne savait ce qu'était une relation non consentie. J'essayais d'expliquer pourquoi c'était une agression sexuelle et que c'était traumatisant.»

Tournée, la scène a finalement été vue en plein mouvement #metoo, constate une Kim Lizotte encore éberluée. «Ce qui m'a le plus jetée à terre, c'est lorsque les victimes de Gilbert Rozon ont parlé. C'était presque tel quel. Je ne connaissais aucune de ces victimes et n'en revenais pas à quel point c'était similaire.»

En entrevue, Kim Lizotte, très habitée par son sujet, énumère plusieurs raisons pour lesquelles elle a écrit cette scène. Elle a entre autres voulu dire que les hommes qui commettent de tels gestes sont très conscients de ce qu'ils font et, très souvent, n'éprouvent pas de culpabilité, contrairement à leurs victimes.

«Le lendemain de l'événement, Nikki [Marie-Ève Perron] dit à Maxim: "Tu es toute croche, traumatisée, tu pleures, tu as de la difficulté à sortir de la maison. Il t'est arrivé quelque chose de grave. Alors que lui [Clément], ce matin, il s'est réveillé, s'est fait une toast, est parti travailler et n'y pense même pas. Il n'a pas d'empathie."»

«J'ai aussi écrit cette scène parce que je trouve que c'est une mauvaise réflexion lorsqu'on dit: pourquoi n'a-t-elle rien fait? Ne s'est pas débattue? N'a pas crié? Dans ces situations, on ne réagit pas parce que ça peut mal virer.»

«L'espèce de réaction passive de Maxim vise à ne pas engendrer plus de violence et que l'expérience traumatisante le devienne encore plus.»

C'est pour toutes ces raisons qu'elle a, plus que pour toutes les autres, écrit et réécrit la scène.

«Je l'ai écrite de la manière la moins violente possible. La scène est très silencieuse, froide et expéditive afin que les gens aient des images, des émotions liées au thème de la relation non consentante. Lorsqu'on dit "viol", tout de suite, on a des images violentes et on a de la compassion pour la victime. Si je dis "relation non consentante", ça n'engendre aucune émotion chez les gens. Ils ne savent pas ce qui s'est passé. Avec la scène, j'ai donc voulu montrer toute la violence passive/agressive, déculpabiliser les femmes, mais aussi mettre des mots et des images sur ce phénomène que les femmes essaient de dénoncer, mais qui passait mal.»

L'auteure se réjouit des réactions engendrées. Plusieurs femmes lui ont dit s'être reconnues dans Maxim. «Le plus beau témoignage que j'ai reçu est venu d'une travailleuse sociale qui m'a dit qu'il lui était beaucoup plus facile maintenant d'expliquer à des policiers ce qui se passe dans une telle situation parce qu'il y avait des images pour l'illustrer.»

Photo Alain Roberge, La Presse

Kim Lizotte

Like-moi!: Un enjeu social à explorer

Like-moi! (Télé-Québec)

Épisode: Je ne suis pas raciste

Voir la scène: https://www.lapresse.ca/videos/arts/201809/11/46-1-like-moi-episode-pas-raciste.php/87a7af6f9e0f4c8bae6b59bb3a8226f9

En quoi cette scène est-elle forte?

C'est une scène qui traite d'un enjeu social particulier: le racisme. C'est un sujet peu traité en comédie, mais comme la grande thématique de Like-moi! porte sur une génération (les milléniaux), cela permet d'aller dans des endroits plus délicats. Dans ce sketch, on a quatre personnes simplement assises autour d'une table et qui discutent. En deux secondes, on sait qui est qui. On reconnaît les enjeux, les rapports entre eux. L'efficacité du sketch se traduit dans cette information épurée qui passe clairement, rapidement et efficacement.

Comment s'est déroulée l'écriture de ce passage?

Cela a été relativement facile à écrire. Une fois le sujet trouvé, un débit naturel s'est installé, car tout est basé sur une expression galvaudée pour laquelle je n'avais pas à chercher un double sens. On se sent justifié en utilisant cette expression ("Je ne suis pas raciste, mais..."), mais ça nous irrite quand quelqu'un d'autre l'utilise. Dans la scène, Karine Gonthier-Hyndman était la meilleure pour jouer le clown blanc. Elle ne va pas puncher dans le contexte du sketch (même si elle en est capable); elle est plus neutre et subit les attaques des trois autres.

Quelle réaction vouliez-vous provoquer?

Une réflexion. Les tensions raciales et autour des minorités sont dans l'air du temps. Je voulais mettre la lumière sur cette espèce de racisme quotidien et banal, pas agressif, mais qui existe sans qu'on s'en rende compte. Or, il y a un éveil par rapport à ce phénomène. L'inacceptable est de moins en moins acceptable. Rapidement, les gens réagissent [à quelque chose d'inacceptable : ndlr]. Avec les réseaux sociaux, lorsque s'exprime une injustice sociale, il y a de plus en plus rapidement des montées de boucliers.

Quels ont été les échos?

Une saison de Like-moi!, c'est une centaine de sketchs qui touchent les milléniaux. Et celui-ci en était un parmi tant d'autres. Il était bien ficelé, bien monté, bien joué, mais très simple. Et cela a eu beaucoup de réactions, positives pour la très grande majorité (97 %-98 %). Des gens se l'envoyaient en se disant "Enfin!" ou encore "Est-ce que ça te fait penser à quelqu'un?". Ce fut un des sketchs qui a eu le plus de réactions. Il a aussi été partagé par des groupes communautaires. J'ai été très étonné. Ce n'est pas flamboyant. Ce n'est pas Gaby Gravel!

Photo Ivanoh Demers, La Presse

Marc Brunet