Après Bow’t Trail Retrospek, la chorégraphe et interprète Rhodnie Désir pensait avoir bouclé la boucle de sa quête qui l’a amenée à parcourir le territoire des Amériques, fouillant dans chacune de ses escales la mémoire des peuples afrodescendants, cristallisant leur histoire et leur résistance par le mouvement. Mais l’appel du Bow’t Trail a résonné à nouveau : voici Bow’t-Tio’Tia:ke, présenté au FTA. Rencontre.

Quand elle était enfant, Rhodnie Désir parcourait le voisinage de son quartier à Laval, sonnant aux portes, un calepin à la main, interrogeant ses voisins pour « mieux les comprendre ». « C’était mon jus ! Je leur demandais quelles étaient les mœurs dans leur pays. Je voulais comprendre l’humain », nous dit-elle.

Des années plus tard, c’est cette même quête qui anime Rhodnie Désir dans ses déplacements, armée d’un calepin où elle note tout de ses expériences et rencontres, sur les traces des peuples afrodescendants d’un bout à l’autre de l’Amérique, du Brésil à la Martinique, de La Nouvelle-Orléans à Halifax, d’Haïti au Mexique.

Dans ces « escales » d’une durée de 30 jours, elle rencontre des « porteurs de savoir », qu’ils soient historiens, anthropologues, militants, enseignants… Le tout culmine dans la présentation d’une œuvre in situ, qu’elle crée de concert avec des musiciens locaux, cristallisant ces mémoires partagées dans son corps et dans le mouvement.

En 2019, elle a fait la somme de ces expériences dans Bow’t Trail Retrospek, un spectacle qui lui a permis de rafler le prix Envol, mais aussi le prestigieux Grand Prix de la danse de Montréal en 2020.

Une reconnaissance qui, espère-t-elle, va au-delà de la coqueluche du moment. « Tout ce que je veux, c’est de la durabilité. Je n’ai pas envie d’être la diversité du moment. Est-ce qu’il y a un souhait de décolonisation qui est profond dans les lieux de diffusion, dans les structures de pouvoir ? C’est comme ça qu’on arrivera au vrai changement. »

Escalader le mur, avec grâce

En 2013, Rhodnie Désir crée la pièce Bow’t au Gesù mais se heurte, pour sa diffusion, à des barrières systémiques en raison de sa pratique. On lui dit, par exemple, que la migration ne concerne pas les gens du Québec « en dehors de Montréal ».

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Rhodnie Désir

La danse, c’est universel ; on la met dans des cases car on le veut bien. Je ne m’attache pas à une forme ; je plonge dans ce que mon corps a envie de prendre comme empreinte, dans le moment où je danse.

Rhodnie Désir

Ce moment, plutôt que de l’accabler, fait naître en elle un feu sacré. « J’ai eu envie de démontrer à quel point les cultures afrodescendantes sont foisonnantes. Je savais qu’il fallait que ça circule, mais j’étais devant un gros mur. »

Un mur qu’elle « escalade » en imaginant le projet Bow’t Trail, en se rendant à la rencontre des peuples afrodescendants de différents territoires pour en découvrir l’histoire, dont évidemment nombre de traumas liés à la traite négrière, à l’esclavage, à l’apartheid, au racisme…

Ces expériences très dures, à la limite du supportable, révèlent aussi en filigrane une part de lumière, alors qu’elle apprend comment ces peuples ont su créer, à travers la danse et le rythme, des formes inédites et ingénieuses de résistance et d’émancipation. Elle découvre également la solidarité qui s’est tissée sur tous ces territoires entre les Premières Nations et les Afrodescendants, dans une lutte commune de survie et de résilience.

« Ces mouvements de résistance ont donné lieu à des rythmiques, à des mouvements sociaux et culturels, des transformations sociales plurielles. C’est ce qui me permet de m’accrocher aujourd’hui : la transformation est possible. Si mes ancêtres l’ont fait à des moments déplorables et déshumanisants, j’ai tous les outils nécessaires pour escalader, avec grâce, ce mur ! », lance-t-elle.

« L’escale que j’ai voulu fuir »

On pourrait penser que Montréal s’est imposé naturellement à l’artiste. Mais au contraire, affirme-t-elle : « C’est l’escale que j’ai voulu fuir, car je vis ici. C’est troublant, c’est dur, car je ne peux pas prendre l’avion après. Je dois vivre avec ce que j’ai vu. »

Cette escale, elle a tenté d’y résister, mais elle a dû se rendre à l’évidence : encore une fois, le Bow’t Trail l’appelait. « J’étais convaincue que j’avais terminé, mais on n’a pas le contrôle sur le Bow’t Trail. J’ai resigné mon nouveau pacte. » Elle sait aujourd’hui qu’elle poursuivra sa quête dans d’autres escales tant qu’elle sera en mesure de danser, « jusqu’à 90 ans » si la vie l’y amène.

En répétition
  • La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

  • La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

  • La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

  • La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

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    La Presse a assisté à la répétition de la troisième et ultime partie de Bow’t-Tio’Tia:ke intitulée Chita Nan Difé.

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Cette escale a été extrêmement éprouvante, mentalement et émotionnellement, mais aussi physiquement pour Rhodnie Désir, si on ajoute à tout cela les incertitudes quant à la présentation de Bow’t-Tio’Tia:ke (en langage mohawk, le territoire ancestral non cédé sur lequel se trouve l’île de Montréal) au FTA, avec les mesures sanitaires changeantes.

À tel point que ce spectacle, qu’elle présente dans un lieu extérieur gardé secret avec l’apport des musiciens Moe Clark, Engone Endong, Jahsun Drums et Cecile Doo-Kinge, elle l’a divisé en trois parties : Miska (présenté le week-end dernier), Protest (aujourd’hui et demain) et finalement Chita Nan Difé (6 et 7 juin). « Je ne pourrais pas porter tout ça en une seule œuvre. C’est dur à porter, Montréal. Il y a bien du ménage à faire ici ! », lance-t-elle.

Car si ce chemin qu’elle a choisi est ardu, c’est dans l’acte créateur qu’elle trouve son salut. « Dans les moments les plus difficiles, j’ai trouvé une façon de jouer : la création. La création permet de nous recréer ; c’est la plus belle “arme” qu’on a comme être humain. La société irait vraiment mieux si on utilisait la création comme outil de réparation sociale. »

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