De toutes les disciplines artistiques, nul doute que celle de la danse, art des corps en mouvement (et bien souvent en proximité), doit composer avec d’énormes défis alors que certains spectacles reprennent timidement. Comment (re)penser l’acte dansé en contexte de pandémie ? Comment le milieu relèvera-t-il les défis qui se présentent à lui ? Tour d’horizon en compagnie de diffuseurs, compagnies, chorégraphes et interprètes.

Interprètes : renouer avec la scène, un pas à la fois

Reclus à la maison durant la pandémie, les interprètes des Grands Ballets canadiens ont tenté de garder la forme et le moral avec les moyens du bord, comme des bouts de plancher prêtés par la compagnie et des classes à la barre en visioconférence. Depuis la fin de juin, ils sont de retour dans les studios avec des mesures sanitaires et de distanciation très strictes.

« Un danseur qui ne danse pas perd sa raison d’être. Durant le confinement, j’ai eu des inquiétudes ; notre carrière est courte, c’est un peu difficile d’avoir cette impression de perdre de précieuses années sur scène. Mais j’ai aussi réalisé plus que jamais à quel point c’est important, ce qu’on fait ; c’est vraiment un rapport émotionnel avec le public », explique Myriam Simon, première danseuse pour la compagnie.

Performance des Grands Ballets sur l’Esplanade de la PdA
  • Célestin Boutin, au centre, interprète un extrait du répertoire des Grands Ballets sur l’Esplanade de la Place des Arts.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Célestin Boutin, au centre, interprète un extrait du répertoire des Grands Ballets sur l’Esplanade de la Place des Arts.

  • Myriam Simon, première danseuse des Grands Ballets

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Myriam Simon, première danseuse des Grands Ballets

  • Les interprètes des Grands Ballets ont dansé leur première performance depuis le début de la pandémie, fin août.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Les interprètes des Grands Ballets ont dansé leur première performance depuis le début de la pandémie, fin août.

  • Danser avec un masque et des lunettes de protection apporte son lot de défis aux danseurs.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Danser avec un masque et des lunettes de protection apporte son lot de défis aux danseurs.

  • Pour le public, c’est aussi l’occasion de renouer avec la danse.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Pour le public, c’est aussi l’occasion de renouer avec la danse.

1/5
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

La Presse l’a rencontrée, ainsi que son confrère Célestin Boutin, quelques heures avant leur toute première performance depuis le début de la pandémie, sur l’Esplanade de la Place des Arts, où la compagnie a dansé quelques extraits de pièces du répertoire et à venir. Tous deux étaient fébriles à l’idée d’enfin danser devant public, malgré le port du masque et de lunettes de protection lorsque les deux mètres ne peuvent être respectés. « Ça change notre façon de danser, c’est sûr. On ne peut plus s’exprimer avec notre visage, il faut davantage utiliser le corps », constate M. Boutin.

L’art survit ! On pense qu’il va tomber au combat, mais c’est impossible de vivre sans art. Et nous, c’est comme si on se préparait pour la guerre ; on pratique, on se tient prêt en attendant, comme des soldats de l’art !

Célestin Boutin, soliste pour les Grands Ballets

Diffuseurs et compagnies : naviguer dans l’incertitude

À l’heure d’écrire ces lignes, plusieurs diffuseurs ne savent toujours pas sur quel pied danser et offrent de timides programmations. Incertitude et flexibilité semblent s’imposer comme thèmes centraux de la saison.

« Dans le contexte actuel, on n’a pas le choix : on fait avec, on s’adapte. Je pense qu’il faut être agile. J’ai confiance que le public va être de retour, mais c’est sûr qu’il faudra un vaccin. En attendant, il faut trouver comment garder notre public engagé », lance Pierre Des Marais, cofondateur et directeur artistique et général de Danse Danse.

Le populaire diffuseur, qui compte normalement 3000 abonnés, a dû annuler le spectacle fort attendu Nelken, du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, prévu à la fin de septembre, dont toutes les représentations affichaient complet, avec quelque 6000 billets vendus. « On ne commencera pas à faire un tri pour accueillir seulement 150, 200 personnes. C’était impossible. Financièrement, ça aurait été un suicide », explique M. Des Marais.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Pierre Des Marais, cofondateur de Danse Danse

C’est un coup dur pour la danse. Le toucher fait partie intégrante de tellement de chorégraphies. Chorégraphier en distanciation, c’est faisable, mais ça dénature l’art de la danse.

Pierre Des Marais, cofondateur de Danse Danse

Pour cette « saison hybride automnale », qui sera dévoilée prochainement, deux spectacles sont à l’affiche, mais ils pourraient être annulés après des dates butoirs fixées par le diffuseur : Rhapsodie de Sylvain Émard, ainsi que la venue de la compagnie française Hervé Koubi.

En attendant, Danse Danse travaille à garder contact avec le public, avec différentes initiatives, et à faire travailler les artistes locaux grâce à des résidences. « On a remplacé les dates de Pina Baush par une série d’activités et une résidence pour la compagnie Ruberband, qui va ainsi pouvoir travailler sur une nouvelle pièce », donne en exemple M. Des Marais.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le directeur artistique de la compagnie, Ivan Cavalleri, observe les interprètes des Grands Ballets lors d’une performance en plein air.

Du côté des Grands Ballets, on se tient paré pour toute éventualité, explique le directeur artistique de la compagnie, Ivan Cavallari. « La troupe est en forme. Cette période de pause est idéale pour être créatif. Je prépare actuellement un ballet de style néo-classique avec 15 danseurs. On va continuer à créer en attendant de pouvoir retourner au théâtre. »

Par chance, la troupe possède dans l’Édifice Wilder la salle Rouge, et pourra, par exemple, y danser des pièces qui seront diffusées en captation vidéo. M. Cavallari souhaite présenter à la fin d’octobre les 5e et 7symphonies de Beethoven, que le public pourrait visionner en direct sur le web ou peut-être en projection extérieure à l’Édifice Wilder. Il travaille aussi à trouver une formule adaptée afin de pouvoir présenter une variation autour de Casse-Noisette, spectacle phare de la compagnie.

Chorégraphes : créer sous contraintes

Depuis 2018, le chorégraphe et interprète Frédérick Gravel est aussi directeur artistique de la compagnie DLD, fondée par Daniel Léveillé. Avec d’autres acteurs du milieu, il a lancé le mouvement Chorégraphes anonymes, qui donne l’occasion aux créateurs et aux interprètes de se rencontrer de façon hebdomadaire, en visioconférence, afin de réfléchir et de discuter de la situation actuelle.

« On a un gros deuil à faire. Si on n’est pas dans la présence de l’autre, il manque une grosse partie de ce qui définit cet art-là du corps. Mais en même temps, cela nous permet de définir le manque. Et se lancer pareil, malgré les contraintes, peut nous pousser dans des recoins de créativité, ce n’est pas mauvais... Mais l’introspection et le deuil, c’est aussi bon pour le cerveau créatif », croit-il.

Qu’est-ce qu’on peut faire qui fait encore sens ? Comment passer d’un état sans limites à celui où il y a plusieurs limites ?

Frédérick Gravel, chorégraphe et interprète

Le Théâtre La Chapelle a pris le pari de présenter une programmation automnale, malgré l’incertitude. Parmi les spectacles à l’affiche, Sierranevada, un nouveau solo du chorégraphe et interprète Manu Roque qui devait être présenté lors de la dernière présentation (annulée) du FTA.

PHOTO MARILÈNE BASTIEN, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE LA CHAPELLE

Manu Roque propose cet automne à La Chapelle le solo Sierranevada.

Conscient de son privilège, Roque croit qu’il est primordial pour les créateurs de continuer à... créer. « Il faut qu’on soit en studio, qu’on ait accès au travail, c’est là que la créativité se passe, dans une pratique quotidienne. »

Il est difficile d’envisager une continuité. Je pense que les gros poissons vont survivre, mais au bas de l’échelle, ce sera l’hécatombe. Il y a déjà beaucoup d’interprètes, de concepteurs, qui sont en train de se réorienter, car ils ne voient pas comment se projeter dans les nouvelles contraintes.

Manu Roque, chorégraphe et interprète

Sierranevada puise son inspiration de lectures et réflexions sur la « collapsologie », étude transdisciplinaire qui s’intéresse à l’effondrement écologique, social, économique des sociétés occidentales. Mais depuis, la dystopie est devenue réalité et le narratif s’écrit de lui-même. Le chorégraphe a remis en question sa partition de chorégraphie et opté pour une proposition plus abstraite, ancrée dans la répétition, la transformation, la mutation.

« J’ai lu Naomi Klein qui disait à quel point nos imaginaires sont colonisés, à quel point on a du mal à se lancer dans des narratifs positifs dans une transformation du monde. C’est quelque chose qui m’intéresse : comment je peux stimuler l’imaginaire. Le mien, mais aussi celui des spectateurs. »

À suivre cet automne

La saison hybride de Danse Danse

PHOTO KAROLINA KURAS, FOURNIE PAR DANSE DANSE

Guillaume Côté et Great Hodgkinson dans Crypto, qui sera présenté ce printemps par Danse Danse, seront en résidence en novembre au Théâtre Maisonneuve.

Question de garder contact et d’encourager les artistes, Danse Danse présente une saison hybride. Ainsi, Rubberband, puis Guillaume Côté, seront en résidence au Théâtre Maisonneuve cet automne ; ce dernier sera en répétition pour Crypto, qui devaient être présenté au printemps dernier et qui a été reporté en mai 2021. Le 27 septembre, les étudiants de l’École de danse contemporaine et de l’École supérieure de ballet présenteront leur version de Nelken line sur l’Esplanade de la Place des Arts. Dans l’espace vitré du 2-22, à l’angle de Sainte-Catherine et Saint-Laurent, les passants pourront découvrir Sébastien Provencher avec une troupe de 8 à 12 danseurs (1er-4 octobre), alors que Sylvain Émard présentera Prélude #1 sur l’Esplanade de la Place des Arts (8-9 octobre), suivi de Prélude #2 dans l’Espace Georges-Émile Lapalme (17-18 octobre). Des ateliers en ligne sont également proposés tout au long de la saison : un autour de Pina Bausch avec une danseuse de la compagnie, le 26 septembre, et un avec Hervé Koubi lui-même, le 5 décembre.

Consultez le site de Danse Danse

Le solo brille à l’Agora de la danse

PHOTO MATHIEU VERREAULT, FOURNIE PAR L’AGORA DE LA DANSE

Catherine Gaudet proposera en novembre Se dissoudre à l’Agora de la danse, solo créé pour l’interprète Marie-Philippe Santerre.

Pour cette saison, c’est sous la thématique de Seuls, ensemble que l’Agora de la danse lance ses activités. Après l’expérience réussie d’Osez en solo ! en août, c’est cette fois en salle, en formule distanciée, que seront proposés deux solos. L’artiste associé Jacques Poulin-Denis propose Grand Poney (12-17 octobre), un one man show intime qui prend la forme d’une confession. Puis, la toujours géniale Catherine Gaudet offrira Se dissoudre (3 au 7 novembre), un solo créé pour Marie-Philippe Santerre qui explore l’espace de la solitude lorsque tout se dissout autour. À cela s’ajoute une exposition photographique de l’article Lucie Bazzo, Le vide sur le vif, dans le Café-Bar du Wilder, qui témoigne d’une métropole au ralenti durant la pandémie.

Consultez le site de l’Agora de la danse

La question des fleurs : hommage aux interprètes

PHOTO BOBBY LEÓN, FOURNIE PAR L’AGENCE MICKAËL SPINNHIRNY

La question des fleurs est une création collective pour un couple d’interprètes, Daphnée Laurendeau et Danny Morissette.

Objet chorégraphique intriguant, La question des fleurs est une création collective lancée à l’initiative de l’Agence Mickaël Spinnhirny et se veut un hommage aux interprètes en danse, qui n’ont plus accès à leur art et à leur passion. Quatre chorégraphes y rencontrent deux interprètes afin de créer, à distance, une œuvre collective sous forme de duo dans cette nouvelle réalité qui est la nôtre. Les imaginaires d’Andrea Peña, Christophe Garcia, Dominique Porte et Ismaël Mouaraki vont à la rencontre des corps virtuoses d’un couple d’interprètes sur scène comme dans la vie, soit Daphnée Laurendeau et Danny Morissette, qu’on a pu voir ces dernières années avec la compagnie Cas Public. Le toucher, devenu presque tabou, le rapport avec l’intimité, l’amour et le corps humain sont au cœur de cette œuvre, qui sera présentée cet automne et en 2021, avec une première à Sherbrooke le 1er novembre.

Consultez le site de La question des fleurs