(Tours) Des danseuses vêtues d’habits colorés virevoltent gracieusement devant des paysages de Chine numérisés, un message ambigu en toile de fond : depuis 2006, la compagnie sino-américaine Shen Yun, actuellement en tournée en France, diffuse mondialement, via ses spectacles grandioses, critiques véhémentes de Pékin et propos conservateurs.

« Athéisme et évolution, théories néfastes. Le poison du parti communiste chinois est un cancer ». Mi-février, à Tours, une soprano interprète en mandarin une ode au divin, fustigeant les « pensées modernes » qui « corrompent » l’humanité. Les paroles sont traduites en français sur un écran géant.

Quelque 2000 spectateurs conquis assistent ensuite à une course-poursuite entre des manifestants pacifistes et des policiers chinois. Clou du spectacle : l’un des agents change de camp, car « il prend conscience que des forces plus importantes sont peut-être à l’œuvre », peut-on lire dans le programme.

Les manifestants dépeints dans le spectacle, qui depuis des mois fait l’objet d’une forte campagne de promotion en ligne ou sur les panneaux publicitaires des grandes villes françaises, sont des membres du Falun Gong même si les affiches ne le précisent pas.

Ce mouvement spirituel créé en 1992, qui revendique près de 100 millions d’adeptes et promeut notamment le qi gong, une gymnastique lente issue de la médecine traditionnelle chinoise, a connu un sort contrasté en Chine.

D’abord soutenu par Pékin, qui voyait en lui un moyen d’entretenir la santé de la population à moindre coût, il a fini par être qualifié de « secte maléfique » par le régime chinois lorsqu’il a voulu se développer hors de la tutelle du Parti communiste, dépassé par son succès.

La Chine l’a interdit en juillet 1999, quelques mois après que 10 000 de ses membres eurent encerclé sans violence, mais pendant près de 13 heures le siège du gouvernement pour réclamer la libération de plusieurs adeptes. Cette manifestation, la plus importante à Pékin depuis l’écrasement de celles de Tiananmen en 1989, avait complètement pris de court les autorités chinoises.

Depuis lors, « des dizaines de milliers de pratiquants de Falun Gong ont été détenus arbitrairement et nombre d’entre eux ont été torturés », pointe l’ONG Amnistie internationale.

« Prélèvements d’organes »

En janvier, le Parlement européen a voté une résolution sur « la persécution persistante du Falun Gong en Chine », dix ans après avoir manifesté sa « profonde inquiétude vis-à-vis des rapports crédibles et incessants de prélèvements non consentis, systématiques […] d’organes » par Pékin sur des prisonniers d’opinion, dont « un grand nombre d’adeptes du Falun Gong ».

Des allégations fréquemment reprises par ce mouvement, y compris durant le spectacle, mais que le consulat de Chine à Marseille estimait l’an dernier « fabriquées ».

Falun Gong, un « cancer de la société civilisée moderne », cherche à « renverser le gouvernement chinois », assurait encore le consulat chinois, invitant le public méridional français à « rester à l’écart » de l’« outil politique » qu’est Shen Yun.

En 2008, l’ambassade de Chine en Suède avait fait pression sur la ville de Stockholm pour interdire le spectacle, en vain, avait raconté la municipalité à l’AFP. Sur son site internet, Shen Yun fait également état de « menaces répétées, surtout financières » de l’ambassade chinoise en Corée du Sud, parfois assorties d’annulations.

Créé en 2006 à New York par un groupe d’artistes chinois, Shen Yun visait à l’origine à « faire renaître 5000 ans de culture traditionnelle chinoise » que Pékin « est presque parvenu » à « détruire », selon la compagnie, qui se dit « indépendante et à but non lucratif ».

En France, les billets pour le spectacle s’acquièrent pour 69 à 119 euros, avec parfois deux représentations quotidiennes à guichet fermé dans des salles de milliers de places, ce qui semble générer de solides revenus.

Huit troupes se produisent en simultané dans le monde entier. Pour près de 800 représentations annuelles et des centaines de milliers de spectateurs a minima, du Japon à Porto Rico en passant par l’Italie.

Shen Yun est un « faux nez » servant « au recrutement de nouveaux adhérents », mais avec un succès limité parmi le public occidental qui « méconnaît totalement la Chine, son histoire et ses réalités », juge Marc Lebranchu, docteur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), interrogé par l’AFP.  

D’après ce spécialiste du taoïsme et du développement des pratiques chinoises, le spectacle vise aussi à « la promotion de la pensée de Li Hongzhi », le fondateur du Falun Gong, qui malgré des nominations au prix Nobel de la paix et au prix Sakharov du Parlement européen, s’est distingué par ses propos controversés.

« Extraterrestres »

Dans une interview au magazine Time en 1999, il se posait notamment en sauveur de l’humanité face à « des extraterrestres (ayant) commencé à envahir l’esprit humain, son idéologie et sa culture », dont certains « ressemblent à un humain, mais avec un nez fait d’os » et d’autres « à des fantômes ».

Li Hongzhi a également qualifié les métis d’êtres « intellectuellement et corporellement incomplets » et son mouvement nourrit des vues « peu tolérantes sur l’homosexualité », note un rapport de l’organisation française Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) paru en 2017.

Un rapport écrit par Pascale Duval, porte-parole de l’Unadfi, après « plusieurs signalements » de dérives sectaires au sein du Falun Gong. Aucune dénonciation similaire ne lui est toutefois parvenue « depuis au moins cinq ou six ans », assure-t-elle.

À l’inverse, le mouvement est critiqué pour sa proximité avec le mouvement ultraconservateur américain. En 2018-2019, The Epoch Times, un média affilié au Falun Gong, avait ainsi payé quelque 1,4 million d’euros pour environ 11 000 publicités pro-Trump diffusées pendant six mois sur Facebook dont certaines colportaient des théories conspirationnistes, selon NBC News.  

Le compte X en français de l’Epoch Times donne, également, une large part aux médias hexagonaux conservateurs.

Shen Yun, en ce sens, devient un « mélange de discours anticommuniste, anti-moderne et rétrograde habillé d’un exotisme chinois à la sauce Disney-Hollywood […] au service d’un mouvement religieux chinois américanisé ultraconservateur », critique l’universitaire Marc Lebranchu.

Édouard, un retraité âgé de 67 ans, n’a rien vu de tout cela à Tours. Ni lui ni sa compagne, ébahis par « l’interaction entre les danseurs et les tableaux numériques », n’avaient entendu parler de la « persécution » du Falun Gong, mais « c’est une réalité et il faut que cela se sache », assure-t-il.

Contacté à de multiples reprises, le mouvement en France n’a pas répondu à l’AFP.