(New York) Günther Groissböck était sur le point de monter sur scène au Théâtre Bolchoï de Moscou pour le premier acte d’une nouvelle production de Lohengrin, l’hiver dernier, lorsque sa femme, Isabel, a envoyé un texto disant qu’elle et leur fille de 12 ans étaient sur le point de décoller pour rentrer à Milan.

« Puis, elle m’a envoyé un texto pour me dire : non, le pilote vient d’annoncer que nous ne sommes plus autorisés à entrer dans l’espace aérien européen », se souvient la basse autrichienne. « Et puis, ils ont été piégés parce qu’ils n’avaient qu’un visa d’entrée unique. »

Ce 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine 13 heures avant la première de la mise en scène de François Girard de l’opéra de Wagner — une production qui ouvrira dimanche la seconde moitié de la saison du Metropolitan Opera, à New York. Cette guerre a rapidement eu des impacts sur les acteurs et le public du Bolchoï, à deux pas du Kremlin. Et poussé le Met à renoncer au projet d’utiliser les décors russes et à faire construire à l’identique.

« Il s’est passé quelque chose d’incroyable au théâtre ce soir-là : l’énergie sur scène et dans la salle, racontait le metteur en scène québécois cette semaine en entrevue. Au début, je croyais que j’avais une part de responsabilité là-dedans, et je pensais que c’était comme un succès. Mais je pense qu’une grande partie de cette énergie venait d’une protestation » de ce qui se tramait de l’autre côté la rue, au Kremlin.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

François Girard

La famille du chanteur Groissböck est finalement rentrée chez elle via Istanbul et François Girard a quitté Moscou un jour plus tôt que prévu.

Le directeur général du Met, Peter Gelb, avait assisté à la dernière répétition générale à Moscou, car cette mise en scène devait être une coproduction des deux grandes maisons. « Quand je suis revenu à New York et que l’invasion a commencé, j’ai immédiatement pris la décision de rompre les liens avec toute institution russe officielle ou tout artiste associé à (Vladimir) Poutine », a déclaré M. Gelb.

Au coût de plus d’un million de dollars, le Met a fait construire un nouveau décor, au Pays de Galles, et fait confectionner des costumes à New York et Hong Kong. En raison du changement, les répétitions techniques, prévues en août dernier, ont été reportées jusqu’à ce mois-ci.

Troisième Wagner pour Girard

François Girard met en scène son troisième opéra de Wagner au Met, après un Parsifal acclamé en 2013 et un Der Fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme), qui avait reçu des critiques mitigées en 2020.

Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus vu au Met, avec 717 représentations. Une mise en scène minimaliste de Robert Wilson en 1998 avait remplacé une version d’August Everding datant de 1976.

Le directeur musical du Met, Yannick Nézet-Séguin, dirigera en fin de semaine une distribution qui comprend le ténor Piotr Beczala dans le rôle-titre, Groissböck (le roi Heinrich), le baryton-basse Evgeny Nikitin (Telramund) et les sopranos Tamara Wilson (Elsa) et Christine Goerke (Ortrud).

« Lohengrin est peut-être la première tentative de Wagner vers la magie, l’éthéré, le céleste — la musique rêveuse, oserais-je dire. Ça se voit dès le prélude », a déclaré le chef d’orchestre montréalais. « Il y a une qualité d’un autre monde dans les deux partitions, mais Lohengrin, aussi parce qu’il est probablement antérieur à Parsifal, est aussi un peu en confluence avec le bel canto. »

François Girard plante l’opéra à une époque post-apocalyptique ; déjà, au prélude, la Lune projetée en orbite autour de la Terre explosera ensuite.

Ce Lohengrin tiendra l’affiche pour 10 représentations au Met, jusqu’au 1er avril ; la matinée du 18 mars sera diffusée simultanément dans le monde entier.

Mais François Girard ne quittera pas New York : il met en scène la première américaine de The Hunting Gun, de Yasushi Inoue, au Baryshnikov Arts Center, à partir du 16 mars, puis une reprise du Vaisseau fantôme au Met dès le 30 mai.

« Cette musique est écrite pour les extraterrestres. Ce n’est pas écrit pour les êtres humains », a déclaré Girard. « Plus je fais du Wagner, plus il m’est difficile d’envisager d’aller ailleurs dans le répertoire. »