Rhodnie Désir poursuit sa démarche documentaire avec MWON’D, une œuvre particulièrement aboutie, sur laquelle elle travaille depuis plusieurs années et qui veut offrir une nouvelle perspective à la question urgente et cruciale des changements climatiques.

Pour « résoudre l’équation de la catastrophe », réfléchir aux bouleversements climatiques, mais aussi à l’évolution de la race humaine et de son inscription dans une temporalité qui le dépasse, la chorégraphe et créatrice Rhodnie Désir a interrogé différents experts : astrophysicien, botaniste, mycologue, spécialiste des eaux, entomologiste, volcanologue…

De ces rencontres, la lauréate du Grand Prix de la danse en 2020 pour son projet BOW’T TRAIL et première artiste associée à la Place des Arts a tiré la matière de cette nouvelle création qui propose une perspective nouvelle et assez inattendue sur la crise environnementale. Car les médias et scientifiques ont beau marteler l’urgence à nos oreilles, l’humain semble incapable de passer à l’action pour contrer l’accélération des changements climatiques, sans doute aveuglé par le court horizon de sa propre existence.

Pour sortir de cette impasse, la créatrice a travaillé à la mise au monde d’un langage inspiré par le rythme plus lent de la nature, pulsant au rythme des siècles et des millénaires, où l’humanité pourrait trouver un espace intime, plutôt que didactique, pour dialoguer autrement avec l’univers qu’il habite. Le titre, MWON’D, tire d’ailleurs ses racines étymologiques du créole – moun (« humain »), anmwe (« cri de détresse »), mwen (« moi ») – et du mot français « monde ».

PHOTO KEVIN CALIXTE FOURNIE PAR L’AGORA DE LA DANSE

Une pellicule d’aluminium sert à ouvrir la conversation entre corps et matière.

Conversation entre le corps et la matière

Cinq interprètes (Elisabeth-Anne Dorléans, Aurélie Ann Figaro, Jessica Gauthier, Gregory « Krypto » Selinger, James Viveiro, tous épatants) naissent d’une pellicule d’aluminium, objet scénique central de la pièce, d’où ils émergent en rampant. Cette matière, qui se retrouve autant à l’état transformé dans nos vies humaines (et peut servir notamment de couverture de survie) qu’à l’état brut dans la nature, devient un personnage à part entière, à la fois porteur de fatalité et de renouveau, de tragique et d’espoir.

Dans un espace rongé par l’obscurité où perce parfois la lumière, les corps entament une conversation avec cette matière translucide, miroitante, chatoyante, ondulante, au froissement hypnotique. Manipulée par les interprètes ou suspendue au plafond par des câbles, elle a mille visages, devient montagne, océan, bête, ciel, habit, abri.

L’environnement sonore, organique, réalisé en direct par le musicien Engone Endong, participe aussi à cette conversation ; enveloppant, inquiétant, vaporeux, il se module en intégrant souffle, pulsations, clapotements des eaux, bruissements de la nature, chants d’oiseaux.

Les nouveaux arrivants se jaugent, s’observent, poursuivent leur chemin. Traçant de leurs pas pressés le contour de la pellicule d’aluminium échouée au sol, ils marchent, font brusquement demi-tour, courent, en perte de repères, gagnés par les tressaillements, le chaos les rattrape. Puis, ils s’avancent et posent leur regard traversé par la frayeur et la stupeur sur le public, sans ciller. Que fait-on, maintenant ?

Redevenus bêtes à quatre pattes, insectes rampants ou aux membres désarticulés, ils se déplacent dans l’ombre, se regroupent dans les recoins, échangent des pactes secrets. Grégaires et nomades, ils sont en constante migration, vulnérables mais résilients.

Pour conjurer le sort, convoquer le divin, ils exécutent tour à tour leur propre danse, leur corps portant leur cri sourd ; pied faisant trembler la terre, main abattue au mur, graciles mouvements acrobatiques emportant le corps à la recherche de verticalité, fragile équilibre qu’on tente de rétablir…

Le langage de Rhodnie Désir est celui que nous parlerons tous bientôt. Celui d’un crépuscule rouge sang, d’une chape de plomb qui recouvre le monde de son ombre. Mais cette matière miroitante porte aussi en elle l’espoir d’une salvation, la prémisse d’une transformation.

L’heure n’en reste pas moins grave, ici et maintenant. Même la représentation en perd ses codes, avec une finale abrupte qui nous ramène au point de départ, sans décorum, où les interprètes, rejoints à l’avant de la scène par Rhodnie Désir et le reste de l’équipe, regardent sans broncher le public déstabilisé, semblant porter ce message en silence : rien ne sert d’applaudir, il faut maintenant agir.

MWON’D

MWON’D

Rhodnie Désir / RD Créations

Agora de la danse, Jusqu’au 10 décembre

8/10