Assister à la naissance d’un opéra québécois d’envergure est un privilège, pour la critique comme pour le public. D’autant plus avec une œuvre riche comme La beauté du monde de Julien Bilodeau et Michel-Marc Bouchard, qui était créée samedi soir à l’Opéra de Montréal.

Dès l’arrivée en salle, les spectateurs étaient avertis qu’ils vivraient une soirée féconde en émotions. De multiples panneaux et écrans avertissaient le public qu’il verrait certains symboles associés à l’invasion nazie et qu’il pourrait être surpris par des détonations (finalement d’inoffensifs enregistrements de coups de feu diffusés en arrière-scène n’ayant pas le dixième de l’impact des vraies balles à blanc parfois entendues au théâtre).

On s’étonne que cette pratique survienne maintenant, après des siècles de meurtres, suicides et viols opératiques. Surtout que la science pointe non seulement vers une inefficacité des traumavertissements, mais aussi vers leur probable nocivité.

C’est la preuve, en tout cas, que l’art dérange en 2022, comme il dérangeait – à un autre niveau – en 1940, mais aussi en 1800, en 1400, et on pourrait assurément remonter ainsi jusqu’aux grottes de Lascaux.

Il s’agit d’ailleurs, en partie, du sujet de La beauté du monde, qui raconte le sauvetage des œuvres du Louvre et de milliers d’autres appartenant à des Français de confession juive durant la Seconde Guerre mondiale.

Scène puissante

Dans une scène puissante du deuxième acte, Hermann Göring, interprété avec une juste perversité par le ténor Matthew Dalen, vient au célèbre musée parisien pour choisir des toiles pour lui et Hitler. Celles participant, selon lui, d’un art « dégénéré » (essentiellement tout ce qui vient après les impressionnistes) sont mises à part et brûlées.

Car le côté fuyant, insaisissable de l’art moderne ne cadrait pas avec la vision du monde manichéenne, sans teintes de gris, de la barbarie nazie.

Pour les deux personnages principaux, le directeur du Louvre, Jacques Jaujard, et la conservatrice au Musée du jeu de paume, Rose Valland, l’art est beaucoup plus que cela, et ils sont prêts à tout pour défendre son pouvoir transformateur.

Même si on craint à l’occasion pour la vie de ces croisés de l’ombre, c’est vraiment l’intégrité des chefs-d’œuvre du Louvre et d’ailleurs qui nous tient en haleine tout au long des trois actes. Qui aurait pensé que le déballage d’une fausse Joconde ou la mise en boîte de la Victoire de Samothrace donneraient lieu à une aussi grande émotion théâtrale ?

D’autant plus que les créateurs nous font entrer de plain-pied dans le mystère de la création avec un magnifique prologue ayant lieu en 1924 alors que Matisse peint sa Femme assise pour le marchand d’art juif Rosenberg, qui l’offre à son tout jeune fils. L’enfant qui apparaît ensuite en tenant un cadre vide durant l’épilogue symbolise la descendance Rosenberg, qui ne récupérera la toile qu’en 2012…

Car il est aussi question du présent dans cette œuvre, surtout à la toute fin de l’opéra, dans un vibrant climax que nous laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir.

Nous pouvons cependant tout révéler de la qualité générale de l’interprétation, malgré quelques réserves relativement bénignes. L’Orchestre Métropolitain, qui avait pris place dans la fosse sous la direction de Jean-Marie Zeitouni, aurait par exemple sûrement bénéficié d’une ou deux répétitions supplémentaires pour solidifier certains passages, notamment dans le prélude orchestral.

Complexité

Il faut dire que la musique de Julien Bilodeau est parfois d’une grande – mais passionnante – complexité, notamment dans l’écriture des instruments à vent. Le langage oscille entre une tonalité franche aux accents impressionnistes, au premier acte entre autres, et quelque chose de nettement plus dissonant, rappelant entre autres le Wozzeck de Berg, notamment lors des imprécations grotesques de Göring au deuxième acte.

Même si le récitatif parlé domine, la partition n’est pas exempte de moments de grand lyrisme, notamment de la part de Jaujard, chanté par le baryton-basse Damien Pass, une magnifique découverte dont le timbre évoque quelque peu Thomas Hampson.

Les autres artistes masculins sont tous aussi solides, le ténor Rocco Rupolo en Alexandre Rosenberg, le ténor Isaiah Bell en DBruno Lohse et le baryton John Brancy en un Franz Wolff-Metternich protégeant secrètement les trésors français.

Chez les femmes, si la soprano Layla Claire brille en Jeanne Boitel et si la soprano France Bellemare se tire assez honorablement d’un rôle exigeant, la mezzo-soprano Allyson McHardy était nettement moins à l’aise que d’habitude – duretés dans l’aigu, souffle court – dans le rôle crucial de Rose Valland qui, il faut le dire, est plutôt aigu pour elle.

Tous sont néanmoins excellents sur le plan scénique, une rare uniformité permise par l’excellente direction d’acteur du metteur en scène Florent Siaud qui, avec son équipe, signe quelque chose de très intéressant sur le plan visuel (magnifique lumière d’un jaune mielleux au troisième acte).

Une production d’une portée universelle à voir et à entendre d’ici le 26 novembre. Et pourquoi pas à exporter, en France ou ailleurs.

La beauté du monde

La beauté du monde

Livret de Michel Marc Bouchard, musiques de Julien Bilodeau, dans une mise en scène de Florent Siaud

À la salle Wilfrid-Pelletier les 22, 24 et 27 novembre

8,5/10