Après avoir collaboré une première fois avec Les Grands Ballets Canadiens en offrant sa relecture du Sacre du printemps, en 2018, le chorégraphe Étienne Béchard propose cette fois sa vision iconoclaste de Carmen, devenue avatar fuyant le conformisme d’une société autoritaire. La Presse a assisté à une répétition en studio, à quelques jours de la première.

C’est une histoire de passion, de sang bouillant et de séduction funeste. Bizet s’était inspiré d’une nouvelle écrite par Prosper Mérimée pour imaginer l’opéra Carmen, qui avait fait scandale lors de sa première en 1875 : Carmen, une gitane de Séville, envoûte Don José, un militaire. Éperdu d’amour, rongé par la jalousie, il finira par la tuer lorsqu’il réalise que ses sentiments pour l’ensorceleuse, qui veut rester libre, sont à sens unique.

Depuis, cette œuvre devenue un classique a connu plusieurs itérations – même Maria Callas a déjà interprété Carmen ! Mais lorsque le directeur artistique des Grands Ballets Canadiens, Ivan Cavallari, a offert au chorégraphe Étienne Béchard de collaborer à nouveau avec la compagnie en créant sa version de Carmen, ce dernier a d’abord été plutôt sceptique.

« J’avais une image de ce truc latin, espagnol… On voit Carmen avec sa robe à froufrou rouge et c’est dur de s’en séparer. J’ai écouté la musique, j’ai lu autour de l’œuvre et je me suis renseigné sur ce qui avait été fait. Il fallait que je trouve ma vision », se remémore-t-il.

Renverser les codes

Formé comme danseur au prestigieux Béjart Ballet Lausanne – par M. Béjart lui-même, qui lui offre plusieurs rôles principaux –, Étienne Béchard a toujours eu un goût pour la création chorégraphique. En 2009, il décide de voler de ses propres ailes et fonde à Bruxelles Opinion Public, une petite compagnie indépendante. Nommé en 2017 par le Tanz Magazin un des chorégraphes les plus prometteurs sur la scène internationale, il collabore aussi occasionnellement avec d’autres compagnies.

Toutes ses œuvres auscultent, à leur façon, la nature humaine et les dynamiques de nos sociétés actuelles, leurs failles et contradictions. Ainsi, il avait proposé une relecture moderne du classique de Stravinski lors de sa première collaboration avec Les Grands Ballets, en 2018, en l’inscrivant dans un rapport de force entre deux classes sociales.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le chorégraphe Étienne Béchard

« J’ai toujours développé des sujets qui me touchent par rapport aux rapports humains, à la société, au conformisme. La technologie revient aussi souvent dans mes œuvres. Comment garder son humanité dans un monde qui change et évolue vers quelque chose de très virtuel, ça me parle vraiment. Avec Carmen, on est complètement rentré dans le sujet », remarque le créateur.

Carmen est très démonstrative, c’est une femme forte, entreprenante, qui joue avec la rébellion, l’amour. En même temps, elle a sa fragilité, mais elle ne la montre pas. C’est un peu ce qu’on fait avec les réseaux sociaux aujourd’hui.

Étienne Béchard, chorégraphe

C’est ainsi qu’il a eu l’idée de créer deux univers contrastés : le réel, campé dans un monde d’anticipation militarisé, froid et autoritaire où les individus évitent de se toucher, puis le virtuel, lieu de tous les possibles, coloré et éclaté. « C’est une société où on a perdu le rapport humain, la tendresse, l’amour, et le virtuel permet de franchir ces frontières érigées par la société. »

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La société imaginée par le chorégraphe est conformiste, autoritaire, sans chaleur humaine.

Dans la réalité, il y a José et Micaëla, qui deviennent, de l’autre côté du miroir, Carmen et le Toréador. Car oui, dans le virtuel, notre avatar peut prendre l’apparence qu’il veut, une façon pour le chorégraphe de renverser les codes associés au genre.

« Ainsi, José prétend être Carmen dans un monde virtuel, mais finalement c’est Micaëla qui a Carmen en elle, qui veut pousser José à sortir de cette société. Mais il finit par baisser les bras et se débarrasser de son avatar, tuer Carmen. Je trouvais que ce rapport marchait avec l’histoire originale, mais avec un contrepied qui l’amène à notre époque », résume le chorégraphe, qui a choisi d’utiliser la musique du ballet Suite Carmen, composée par Rodion Chtchedrine d’après l’opéra de Bizet, que l’Orchestre des Grands Ballets interprétera en direct durant les représentations.

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Dans le métavers, la gestuelle est plus libre, exaltée, voire violente.

Les costumes, les décors, la scénographie et la chorégraphie appuient le contraste entre ces deux univers. D’un côté, une réalité grise, uniforme, une gestuelle plus clinique et carrée ; de l’autre, un métavers aux couleurs néon, avec des perruques en plastique, des jupes en latex, des chaussures plateformes et des mouvements plus libérés, exaltés, violents. Et oui, avec quelques clins d’œil par la bande à l’univers des jeux vidéo et même des mouvements inspirés de Fortnite.

« Ces deux mondes vont tellement venir à se confronter et à se fusionner jusqu’à devenir un seul monde, car le virtuel, c’est quand même réel », conclut le chorégraphe.

Carmen est présenté à la salle Wilfrid-Pelletier du 20 au 23 octobre dans le cadre d’un programme quadruple avec Les vagues (Kiara Flavin), le pas de deux Jeunehomme (Uwe Scholz) et Le sacre du printemps (Étienne Béchard).

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