Retardé d’un an à cause de la pandémie, l’opéra Albertine en cinq temps a enfin pris l’affiche cette semaine au Théâtre du Rideau Vert. Une production qui était fort attendue, faite avec cœur, qui comporte son lot de qualités, mais aussi quelques imperfections.

La pièce de Michel Tremblay a connu plus de 150 incarnations, dans une douzaine de langues, depuis sa création en 1984. La tragédie d’Albertine a quelque chose d’universel, et l’histoire de ce personnage hanté par son passé est une matière première de choix pour une transposition en opéra.

Albertine, 70 ans (Chantal Lambert), vient d’emménager en résidence. Elle est seule avec ses souvenirs qu’elle revisite à différentes étapes de sa vie, pleine d’espoir et de rage contenue à 30 ans (Catherine St-Arnaud), dépressive à 40 ans (Florence Bourget), légère à 50 ans (Chantal Dionne) et résignée et engourdie par les pilules à 60 ans (Monique Pagé). Aux côtés de toutes ces Albertine qui monologuent ou s’interpellent, la présence douce et rassurante de sa sœur Madeleine (Marianne Lambert).

C’était le défi et c’est réussi : après le choc du décalage, il y a quelque chose de jouissif à entendre des chanteuses lyriques mordre dans le joual de Tremblay à coups de « Chus tu seule ». Mais le passage est moins naturel qu’en comédie musicale, comme avec Belles-sœurs, et la production a fait le choix d’écrire le texte en surtitre, ce qui s’avère nécessaire surtout dans les scènes de groupe où les paroles se perdent.

Le livret a été adapté par le Collectif de la lune rouge, dont fait partie la metteuse en scène et directrice artistique du spectacle, Nathalie Deschamps. Tout un contrat, qui respecte la construction dramatique de l’œuvre, dans laquelle chaque Albertine lève le voile sur ses secrets. Mais surtout, on a réussi à extraire les phrases clés et à en faire des leitmotivs – « Respire, Bartine », chantent à différents moments les cinq Albertine pour se calmer.

L'alliage de la musique, des textes et du chant

À la partition musicale, l’autrice-compositrice-interprète Catherine Major livre des compositions tout en finesse et évocatrices, qui vont du romantisme à la musique plus contemporaine, avec des accents de tango et de musique populaire, qui se collent au propos en lui donnant de l’élan. Le choix des instruments – piano (Marie-Claude Roy, aussi à la direction musicale), violon (Mélanie Vaugeois), violoncelle (Annie Gadbois), contrebasse (Anaïs Vigeant) et cors anglais (Élise Poulin) – et des arrangements donne un résultat enveloppant et délicat. C’est, disons-le, de toute beauté.

Certains airs s’envolent et se démarquent, mais surtout, l’ensemble des compositions est d’une grande cohérence. C’est la force de cette nouvelle version à la mise en scène sobre, mais un brin répétitive : au premier étage, les cinq Albertine se tiennent chacune devant une porte, qui s’ouvre et se ferme un peu trop souvent. Au deuxième, les musiciennes jouent à l’intérieur d’une immense lune croissante et décroissante, ce qui est du plus bel effet. Madeleine, qui a la joie plus facile que sa sœur, y monte parfois.

PHOTO VÉRONIQUE DUPLAIN, FOURNIE PAR LES PRODUCTIONS DU 10 AVRIL

Madeleine (Marianne Lambert) face à Albertine

La pièce alterne entre numéros chantés et parlés, et c’est malheureusement son plus grand écueil. Si les six interprètes sont du plus haut niveau lorsqu’elles chantent – chacune mène son solo vers des sommets de virtuosité –, il n’en est pas de même quand vient le temps de jouer. Albertine a été au fil des décennies incarnée par les plus grandes comédiennes du Québec et la comparaison n’est pas à leur avantage, mais ce n’est pas non plus leur faute : leur métier premier est bien sûr de chanter.

Les plus longues scènes parlées manquent d’intensité et de fluidité, et toutes ces chanteuses de grand talent qui savent, en une seule inflexion de la voix, faire passer toute l’émotion du monde, semblent alors démunies.

Pas toutes, pas tout le temps, mais assez souvent pour que l’on ressente le décalage entre les parties chantées et jouées, pendant lesquelles elles sont peu aidées par la mise en scène statique.

Elles retrouvent heureusement toutes leurs capacités de nuance quand elles chantent. Et c’est dans certains numéros de groupe, quand, habitées par la colère, les Albertine font des gestes saccadés en entourant Madeleine, plus tard quand la douleur leur tord l’estomac et qu’elles serrent compulsivement un foulard autour de leur taille, ou quand elles tendent toutes ensemble les bras vers la lune, que le spectacle atteint ses plus hauts niveaux d’émotion.

On ne peut douter de l’engagement et de la sincérité investis dans cette production, dont le résultat est poignant et porté par plusieurs moments de grâce, mais inégal. Ce qui n’enlève rien à la charge de l’œuvre qui est toujours aussi puissante : le destin de la mère de Thérèse et de Marcel, enfermée dans un carcan social, étouffée par la rage, incapable de communiquer, de pleurer ou d’aimer, et qui, à 70 ans, se retrouve seule à contempler le vide dans une chambre « qui sent pas bon », reste un des plus bouleversants de la dramaturgie québécoise.

Consultez la page du spectacle
Albertine en cinq temps – l’opéra

Albertine en cinq temps – l’opéra

Présenté jusqu’à dimanche au Rideau Vert à Montréal

En tournée un peu partout en Québec au printemps 2023

6/10