Les salles de spectacle doivent rouvrir à la grandeur du Québec le 26 mars. Les arts vivants renaîtront enfin. Les artistes seront là. Mais combien d’entre eux, et dans quel état ?

Pour chaque musicien, comédien, danseur ou metteur en scène qui trépigne d’impatience à l’idée de retrouver les planches, il y en a un autre pour qui la réouverture des salles dans une semaine aura au mieux l’effet d’un baume sur une plaie béante.

Les résultats dévoilés en début de semaine d’un sondage mené par sept associations représentant quelque 20 000 travailleurs culturels québécois sont sidérants. Le constat des effets de la pandémie sur les artistes et sur ceux qui évoluent à leurs côtés est alarmant.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les artistes de cirque Jean-Philippe Cuerrier, Francis Gadbois, Mélodie Lamoureux et Louana Seclet-Monchot ont fait des performances dans les stationnements de CHSLD et de résidences pour personnes âgées l’été dernier. Ils sont encore loin de pouvoir crier victoire, mais la réouverture des théâtres leur permettra peut-être de faire des performances en salle.

Près des deux tiers des 2117 travailleurs culturels sondés par leurs associations professionnelles ont déclaré vivre une détresse psychologique élevée, 43 % d’entre eux disent présenter des symptômes de dépression majeure, 30 % consomment des antidépresseurs ou des médicaments pour contrer l’anxiété ou favoriser le sommeil, et 11,7 % ont eu des pensées suicidaires en 2020 (contre 7 % de la population québécoise).

Le portrait est très sombre. Il s’explique notamment par le fait que le milieu des arts a été l’un des plus atteints au Québec par la pandémie. Près du quart des emplois en culture ont disparu l’année dernière, et 41 % des travailleurs culturels, selon cette étude menée par la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC), songent à quitter le métier.

Je me doutais bien que la détresse psychologique était particulièrement grande dans le milieu culturel, en raison de cette incertitude financière. Mais pas au point d’imaginer que près de la moitié des artisans de cette industrie souffrent de symptômes de dépression majeure. C’est catastrophique.

Les sept associations à l’origine du Rapport sur les effets de la pandémie sur le milieu des arts et de la culture – dont l’Union des artistes, l’Union des écrivaines et des écrivains québécois et la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec – exigent que des mesures soient prises au plus vite par le gouvernement Legault.

Elles souhaitent notamment qu’un programme de soutien en santé mentale soit mis sur pied, que l’on procède à une réforme des lois sur le statut de l’artiste, afin d’améliorer les conditions socioéconomiques des travailleurs culturels, et que le financement de la culture soit revu en profondeur, de sorte que l’argent investi se rende jusqu’aux artistes, pour la grande majorité des travailleurs autonomes sans grand filet social.

Aux sommes supplémentaires investies par Québec afin de contrer les effets de la pandémie sur le milieu culturel (quelque 250 millions) se sont ajoutés cette semaine 4 millions à la promotion des évènements et des spectacles, destinés à attirer le public dans les salles.

Malgré ces importants investissements, de nombreux artistes ont l’impression – et ils n’ont sans doute pas tort – que l’aide ne « ruisselle » pas jusqu’à eux et que ce sont surtout les entreprises culturelles qui en bénéficient. On soutient les institutions, à coup de millions. Mais soutient-on assez les artistes ? Je ne parle pas que d’espèces sonnantes et trébuchantes. Collectivement, estimons-nous les artistes québécois à leur juste valeur ? C’est une vraie question qui, évidemment, se passe pour moi de réponse.

On a demandé aux artistes, très tôt au cours de la pandémie, de se réinventer. Le terme les a vexés. Et pour cause. Leur métier consiste à se réinventer. Puis, on les a plus ou moins laissés à eux-mêmes, trop longtemps. Victimes collatérales d’une situation que l’on n’avait pu prévoir. On les dit essentiels, mais ils ne sont considérés comme essentiels qu’en théorie. Pas assez pour rouvrir les théâtres en même temps que les magasins à grande surface.

Ce que nous a confirmé cette crise, c’est que la culture est surtout considérée comme un divertissement, notamment par nos dirigeants. Un prétexte pour amuser les enfants pendant la semaine de relâche.

On a beau clamer que la culture est indissociable de notre tissu social, de ce qui fabrique notre identité, on a assez peu de considération pour les créateurs. Ces mêmes créateurs que l’on aime pourtant porter aux nues, dont on se targue qu’ils sont les nôtres lorsqu’ils sont célébrés à l’étranger, dont on se gargarise de la réussite populaire, critique, voire financière.

La vérité, c’est que l’on tient les artistes pour acquis. On répète, avec raison, qu’ils sont nécessaires à notre culture, à ce que nous sommes comme peuple, à l’image que nous voulons projeter. Mais pas assez pour les considérer au même titre qu’un commerçant du Carrefour Laval.

Les artistes ont pourtant des antennes dans notre société, dans notre époque, comme personne d’autre. C’est leur pouvoir de superhéros. Ce pouvoir a un corollaire et une contrepartie : les artistes, pour la plupart ultrasensibles et empathiques, absorbent les émotions ambiantes, les bonnes comme les moins bonnes, les joyeuses comme les douloureuses, les lumineuses comme les plus sombres.

L’hypersensibilité des artistes, ce matériau créatif puissant, les rend forcément plus vulnérables à la détresse collective qui les entoure depuis un an. Ils ont été les éponges de nos doutes, de nos craintes et de nos angoisses existentielles. Ils nous ont délestés d’un poids, en nous permettant de mieux vivre l’épreuve des derniers mois, grâce à leurs romans, à leurs films, à leurs chansons, à leurs séries télé, etc. Cela a un coût qui se mesure, chiffres à l’appui dans le rapport de la FNCC.

Ce que nous disent ces chiffres alarmants, c’est qu’il faut mieux protéger les artistes et les travailleurs culturels. Il faut les traiter avec les égards qui leur sont dus : ceux d’une précieuse et inestimable ressource naturelle. Il ne s’agit pas seulement d’investir dans des infrastructures, mais également de se soucier du bien-être des artistes.

Or, on rechigne à les rémunérer convenablement, alors que leur statut est précaire et que la plupart d’entre eux vivent sous le seuil de la pauvreté. Les rares riches constituent la partie la plus visible d’un iceberg de créateurs qui peinent à garder la tête hors de l’eau depuis le début de la pandémie. Des clowns tristes qui s’efforceront de sourire sur scène, dans une semaine, parce que c’est ce qui est attendu d’eux.

Ces artistes ne réclament pas, en retour, d’être applaudis ou félicités. Ils ne réclament pas d’être adulés ou plébiscités. Ils réclament de pouvoir vivre de leur art, comme les autres honnêtes travailleurs. Ils réclament d’être reconnus, d’être considérés et d’être traités avec équité.