L’impact de l’arrêt des activités dans le domaine du spectacle va bien au-delà des artistes. En coulisses, quantité de travailleurs de l’ombre vivent dans l’incertitude et se demandent s’ils devraient changer de vie.

Inquiétude, remise en question, découragement, les concepteurs et techniciens du monde du spectacle trouvent les temps durs. Et pour cause : il n’y a eu qu’une brève reprise depuis mars dans le secteur des arts de la scène. « C’est lourd à porter », constate Viviane Morin, directrice générale de l’Association des professionnels des arts de la scène du Québec, qui s’apprête à sonder ses membres sur divers sujets, dont la santé mentale. François Deschamps, coordonnateur aux affaires politiques de la TRACE, un regroupement de travailleurs autonomes du domaine de la culture, constate quant à lui que beaucoup passent « à travers les mailles du filet social » et se demandent s’ils ne devraient pas changer de métier. L’incertitude place les techniciens et concepteurs dans une position délicate : se tenir disponible pour honorer son engagement pour une production maintes fois reportée… sans savoir si elle aura lieu un jour, souligne Viviane Morin. La situation actuelle fait craindre à François Deschamps une « perte d’expertise majeure » et une baisse des conditions de travail dans un milieu « qui était déjà difficile ». « C’est déjà commencé », juge-t-il. La Presse s’est entretenue avec cinq professionnels qui œuvrent en coulisses du show-business.

« Moi, j’ai espoir »

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Christian J. Gagnon, directeur technique, 54 ans

Christian J. Gagnon, directeur technique, 54 ans

En mai, après 34 années passées dans le monde du spectacle, Christian J. Gagnon a songé à suivre les traces de ses parents, qui étaient tous deux infirmiers auxiliaires. Mais il n’a pas fait le saut. « Aller travailler en CHSLD ou quelque chose comme ça, ça faisait que je mettais ma famille en danger », explique-t-il, précisant qu’une personne proche de lui a eu un diagnostic de cancer au même moment. Christian J. Gagnon est pigiste, comme bien d’autres travailleurs du monde de la culture. Et si les prestations d’urgence lui ont permis d’avoir un « revenu minimum », il s’accroche parce qu’il a décroché des contrats à la TOHU. « Je fais partie des chanceux », juge-t-il. Changer de métier, à 54 ans, n’est pas une mince affaire. Surtout que travailler dans le domaine des arts, selon lui, est d’abord une affaire de cœur. « Quand tu as une première, il y a de l’adrénaline. Et c’est du bonbon, ça, dit-il. Une fois que tu as fait ton spectacle — en espérant que ça se soit bien passé, bien entendu —, tu as un sentiment de satisfaction. La plupart des gens qui font du spectacle cherchent ça. Ça fait peut-être en sorte que c’est plus difficile de dire : je me casse. » Il a décidé d’y réfléchir plus tard. « Je roule à 40 % de ce que je fais habituellement, dit-il. Après les Fêtes, je vais refaire le point et regarder les possibilités que j’ai. » Il fait confiance aux liens privilégiés qu’il a développés au fil des ans avec des institutions ou des compagnies de théâtre. « Moi, j’ai espoir. »

« J’ai décidé de changer de métier »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Dominic Dubé, directeur technique, 28 ans

Dominic Dubé, directeur technique, 28 ans

Après la fin de son contrat avec le Festival Trans-Amériques (FTA), en mai, Dominic Dubé s’est retrouvé devant « absolument rien ». « Et même si ça débloque demain matin, je n’ai aucun contrat pour l’année qui vient », dit-il. Après six ans dans le monde du spectacle, il a décidé de changer de vie : il a entrepris dès le mois de juin une formation pour devenir inspecteur en bâtiment. C’est une « grosse décision » et aussi un choix « plus rationnel qu’émotif », reconnaît le jeune homme de 28 ans. « Si tout allait très bien, je n’aurais pas changé de métier, admet-il, mais la façon dont ça s’enligne, sans job pendant on ne sait pas combien de temps, sans savoir comment va se passer le retour… » La pandémie a aussi précipité une décision qu’il aurait peut-être prise un jour ou l’autre. « C’est un milieu qui demande du temps et beaucoup d’énergie, résume-t-il. Travailler 70 heures par semaine, les soirs et les fins de semaine, ce n’est pas des conditions qui m’intéressaient à long terme. »

« Je suis très partagée »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Alexandra Sutto, assistante à la mise en scène, travaille temporairement au CHSLD Jeanne Leber.

Alexandra Sutto, assistante à la mise en scène, 42 ans

Ce n’est pas la première fois qu’Alexandra Sutto se demande si elle devrait changer de métier. « Avec la pandémie, c’est sûr que c’est différent. Je ne travaille vraiment pas. C’est très concret, dit-elle. Alors tu te demandes : si ça dure, est-ce que je fais autre chose ? » L’incertitude est ce qui la mine le plus. Si elle avait su que tout allait être arrêté pendant six mois ou un an, elle serait peut-être retournée aux études, ne serait-ce que pour tâter le terrain. Ou elle aurait peut-être amorcé une transition. « Je suis très partagée, avoue-t-elle. Il y a des moments où on est confiant. On espère que ça rouvre… et puis ça referme. Et on se demande pour combien de temps… » Dans l’intervalle, elle est allée prêter main-forte dans un CHSLD où, depuis le printemps, elle travaille à temps partiel comme aide de service. « J’avais le temps, évidemment, et j’étais très choquée des conditions en CHSLD », raconte-t-elle. Ce n’est pas le métier qu’elle souhaite faire à long terme — elle pencherait plutôt vers le travail social, mais au moins, elle se sent utile. Elle n’a pas de date butoir dans sa tête pour faire un choix. Chose certaine, rester dans cet inconfort n’est pas une option à long terme pour elle.

« Au jour le jour »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Paskale Martin, technicienne en cinéma et arts de la scène, 32 ans

Paskale Martin, technicienne de scène et de plateau, 32 ans

En rentrant de voyage, au début du mois d’avril, Paskale Martin n’était pas détendue. Plutôt l’inverse. Elle s’attendait à travailler. « J’étais chanceuse parce que j’avais encore des économies », dit la technicienne de plateau qui, d’ordinaire, vit « au jour le jour ». Là, c’était plutôt l’angoisse. Elle aime son métier et n’envisageait pas sérieusement de changer. Pas maintenant, en tout cas. Pour faire quoi ? Et retourner aux études ? Pour faire quoi ? « J’ai fait un peu d’horticulture au mois de juin, mais je n’ai pas aimé ça. J’aime travailler dans la terre et tout, mais arracher des trèfles d’un pouce de haut sur des terrains de riches et planter des fleurs… C’est thérapeutique, si on veut, l’horticulture, mais le faire sur des terrains de riches, gaspiller plein de pots de plastique, ça me faisait un peu chier », dit-elle. Puis, en juillet, les choses ont repris. Elle a recommencé à travailler ici et là. Ces jours-ci, elle s’active sur des plateaux de cinéma. Elle ne ressent pas d’urgence de prendre une décision quant à son avenir, mais la question n’a pas fini de lui trotter dans la tête…

« Les gens espèrent que ça va revenir »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Luc Désilets, directeur technique, 54 ans

Luc Désilets, directeur technique, 54 ans

Changer d’emploi ne faisait pas partie des projets de Luc Désilets, qui œuvre dans le domaine du spectacle depuis plus de 30 ans. Or, la pandémie a tout bouleversé. Mis à pied temporairement par Triotech, entreprise spécialisée dans le divertissement, il compte encore sur une reprise. « Je me donne jusqu’à fin décembre ou début janvier pour voir ce qui va se passer, parce que c’est assez critique », dit-il toutefois. Changer de métier à la mi-cinquantaine, « ce n’est pas évident », juge-t-il, mais le chômage, « ce n’est pas ce qui est le plus payant ». Comme quantité de travailleurs de la culture et du spectacle, il est confronté à l’incertitude. « Je peux occuper différents postes dans le secteur technique. Je peux m’adapter aussi, fait-il valoir. J’ai travaillé au Cirque [du Soleil], j’ai fait de la tournée avec Robert Lepage pendant des années, j’ai fait pas mal de métiers dans mon domaine… » Changer de métier ne fait toujours pas partie de ses plans et ce qu’il voit dans son réseau le laisse croire qu’il n’est pas le seul : « Les gens espèrent que ça va revenir. »