Starmania souffle ses 40 bougies cette année. Même si le célèbre opéra rock a connu plusieurs versions, celle de sa création en 1979 demeure mythique. Dans un livre à paraître, Fabienne Thibeault, la première Marie-Jeanne, raconte comment elle a vécu «son» Starmania. La serveuse automate n'a pas dit son dernier mot.

Des nouvelles de la serveuse automate

Fabienne Thibeault m'a donné rendez-vous dans un café de la place Cambronne, dans le 15arrondissement de Paris, le quartier où elle vit depuis cinq ans. Nous devions en principe ne parler que du livre qu'elle lance ces jours-ci en France et au Québec et dans lequel elle raconte son aventure dans Starmania, créé il y a exactement 40 ans.

Mais bon, croire que Fabienne Thibeault ne peut s'en tenir qu'à un sujet de conversation est une erreur. La chanteuse a beau vivre en France depuis des décennies, elle reste une fille de Charlevoix. Et une fille de Charlevoix, ça jase!

Du rêve prémonitoire qu'elle a fait avant que son imprésario de l'époque, Gilles Talbot, meure tragiquement dans un accident d'avion à l'écriture d'une fresque musicale en passant par son implication pour la protection de certaines races bovines et porcines, Fabienne Thibeault passe d'un sujet à l'autre avec un indéniable talent de conteuse.

Malgré tout ce qui a été dit sur la création de Starmania, celle qui a créé le personnage de Marie-Jeanne a quand même souhaité apporter sa contribution. «En 2010, j'ai lancé un ouvrage biographique qui avait pour titre La fille du Saint-Laurent. Il y avait un passage sur Starmania. Des gens m'ont dit qu'ils en auraient pris plus. Comme je savais que Luc [Plamondon] n'avait pas tellement envie d'écrire là-dessus, je me suis lancée.»

Le travail sur le livre Mon Starmania aurait pu être l'occasion de grandes retrouvailles pour Fabienne Thibault et ses anciens camarades. Ce ne fut pas le cas. Elle n'a pu s'entretenir qu'avec Luc Plamondon et Nanette Workman. Cette dernière, qui a créé le personnage de Sadia, a reçu Fabienne Thibeault chez elle en lui disant: «Darling, je ne me souviens plus de rien.»

Fabienne Thibeault a donc dû puiser dans ses propres souvenirs pour écrire ce livre, dont le tout premier qui remonte à la performance qu'elle a offerte lors de la Chant'août, à Québec, en 1975. Ce soir-là, vêtue d'une jupe paysanne et d'une paire de bottines, elle renverse le public. Après son tour de chant, journalistes et spectateurs se ruent sur elle. Elle est la révélation de l'événement.

Tout à coup, une relationniste lui dit: «Fabienne, attention!»

«Je me retourne et je vois venir vers moi le producteur Gilles Talbot et Luc Plamondon», raconte-t-elle devant la tisane qu'elle vient de commander. Selon elle, Plamondon lui aurait parlé du projet de Starmania à ce moment-là. «Je me souviens qu'il m'a proposé de parler à mes parents. Il fallait que ça soit quelque chose de gros pour qu'il suggère cela.»

Mais cette version des faits est contredite par Plamondon qui demeure persuadé que Michel Berger lui a parlé pour la première fois de ce projet dans les mois qui ont suivi, soit en novembre 1975.

Quoi qu'il en soit, Fabienne Thibault est recrutée dès le début de cette aventure. Pendant que les créateurs se mettent au travail, Gilles Talbot lui fait enregistrer ses premiers disques. Elle devient une voix très aimée du public québécois.

En février 1978, le disque Starmania est enregistré. Les Québécois Nanette Workman, Claude Dubois, Diane Dufresne et Fabienne Thibeault sont choisis. Du côté de la France, Daniel Balavoine, France Gall, Eric Estève et René Joly sont les heureux élus. Le disque est créé en une semaine à un rythme de deux chansons par jour. Les cordes sont enregistrées à Londres, les cuivres à New York et les voix à Paris.

On fait appel aux meilleurs musiciens. Fabienne Thibeault raconte que le batteur Jim Keltner (John Lennon, Bob Dylan, Pink Floyd, etc.) a profité de sa présence à Paris pour prêter son talent aux Rolling Stones qui y enregistraient un disque. Luc Plamondon et Daniel Balavoine assistent à ce moment. En quittant le studio, Balavoine dit à Plamondon: «Moi, ces gars-là, je ne leur donne pas plus de trois ou quatre ans à vivre.»

Balavoine est mort quelques années plus tard, en 1986, dans un tragique accident d'avion lors du Paris-Dakar. Quant aux Stones, ils sont encore bien vivants. «Le destin...», dit Plamondon.

Mon Starmania. Fabienne Thibeault. Flammarion Québec.

La vraie star du show

Même si tous les interprètes avaient «leur moment» grâce aux superbes chansons de Starmania, Fabienne Thibeault s'est retrouvée avec les plus marquantes du disque et du spectacle. À cet effet, Diane Dufresne a déjà déclaré en entrevue: «La vraie star de Starmania, c'était Fabienne Thibeault.»

Bien sûr, Le blues du businessman a eu un succès énorme au Québec. Les adieux d'un sex-symbol, interprétée par Diane Dufresne, est un monument. Quant à Ce soir on danse à Naziland, elle fait voir toute la grandeur de la voix de Nanette Workman. Mais Fabienne Thibeault a eu droit à quatre mégasuccès: La complainte de la chanteuse automate, Un garçon pas comme les autres, Le monde est stone et Les uns contre les autres.

L'histoire de cette dernière, cent fois évoquée, est enfin racontée par la principale concernée. Les uns contre les autres a été écrite et composée pour le personnage de Stella Spotlight, interprété par Diane Dufresne. Mais comme Diane Dufresne «n'aime que les chansons sur trois octaves où on meurt à la fin», elle a refusé de la faire, raconte Fabienne Thibeault.

Le dernier jour de studio, la chanson n'a toujours pas d'interprète. Il est tard. Fabienne Thibeault est assoupie sur un divan. « Je lève la tête. Dieu sait que rien ne m'y obligeait. Et je propose de la chanter », raconte-t-elle dans son livre. La chanteuse entre dans la cabine, met le casque d'écoute et fait deux prises.

Claude Dubois débarque soudainement et propose au groupe de sortir dans un bar. Il écoute l'enregistrement et décide d'ajouter quelques «fioritures vocales» dont il a le secret, ajoute Fabienne Thibeault. C'est ainsi qu'est né l'hymne de Starmania.

Pourquoi les chansons de la serveuse Marie-Jeanne continuent-elles de toucher le public à ce point? «Ce sont des chansons émouvantes qui peuvent être plus facilement intégrées par les gens qui les écoutent, répond Fabienne Thibeault. Tout le monde s'est dit à un moment de sa vie: "Putain, j'en ai marre de ce que je fais, j'aimerais vivre autrement."»

Une création dans le chaos

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Fabienne Thibeault a chanté quatre mégasuccès de StarmaniaLa complainte de la chanteuse automate, Un garçon pas comme les autres, Le monde est stone et Les uns contre les autres.

Après le lancement du disque, dont les ventes ont du mal à décoller, on enchaîne avec les répétitions du spectacle, dont la première doit avoir lieu le 10 avril 1979 au Palais des congrès de Paris. Même si le mythe entourant la création de Starmania est devenu énorme, il faut savoir que seulement 33 représentations ont été offertes au public. Puisque la salle contenait 3700 sièges, c'est donc environ 90 000 personnes qui ont vu l'oeuvre dans sa version originale.

Plus longue que toutes les autres qui ont suivi, cette version contenait davantage de chansons (dont l'électrisante Sex-shop, cinéma porno interprétée par Diane Dufresne) et des liens que faisait Marie-Jeanne, considérée comme la choéphore de cette tragédie urbaine. Il existe un enregistrement (album noir) de ce Starmania, que je vous invite fortement à écouter.

Fabienne Thibault est une femme sensible et aimable. On aurait pu croire que les propos de son livre auraient trempé dans l'eau de rose. Mais non! Elle dit les choses de manière franche. 

«France Gall n'était pas facile. Elle était dirigiste. On n'avait pas besoin de son dirigisme, on avait un metteur en scène.»

Las de l'attitude agaçante de la conjointe du compositeur Michel Berger (elle a un jour interdit à toute l'équipe de fumer, car elle avait un rhume), des participants de Starmania signent des graffitis sur les murs de la salle de répétition: «France Gall, l'Étoile du Berger».

Et puis il y a ce clash entre les Québécois et les Français. «La mautadite heure du déjeuner qui n'en finissait plus, lâche Fabienne Thibeault. Nous, les Québécois, on disait: "On va aller se chercher un sandwich pour gagner du temps!" Mais non, les Français partaient en lunch pendant des heures.»

Ces différences culturelles créent de terribles frictions entre les deux clans. Un événement marque cette division. Un jour, énervée par Daniel Balavoine, Diane Dufresne lui balance au visage: «Vous autres, les Français, vous chantez mal, vous n'avez pas de voix.» Quelques minutes plus tard, des membres découvrent Balavoine en larmes, assis par terre, dans un coin de sa loge. «Ça lui a fait beaucoup de mal», dit Fabienne Thibault.

Arrive l'étape de la présentation des costumes créés par Randy Barcelo. «C'était épouvantable!», dit Fabienne Thibault. Dans le livre, elle raconte le moment où les artistes se sont penchés sur les dessins. Soudainement, un «tabarnak» bien senti est sorti de la bouche de Diane Dufresne.

Pour le personnage de Marie-Jeanne, le créateur de costumes avait pris au pied de la lettre la nature «automate» du personnage et avait imaginé un costume de robot tout droit sorti de Perdus dans l'espace, se souvient Fabienne Thibault.

Devant cela, Diane Dufresne s'empresse d'aller voir le couturier Azzaro, Nanette Workman s'en remet à Montana et Fabienne Thibeault se rend acheter une robe et un tablier chez Laura Ashley, la grande prêtresse des robes de style hippie chic à cette époque.

Histoire de voir si l'idée d'un tablier pour le personnage de Marie-Jeanne tient la route, quelqu'un a l'idée, lors d'une répétition, de lui en improviser un dans un morceau de plastique qui traîne dans les coulisses. Fabienne Thibeault tente de chanter ses chansons, mais le faux tablier lui remonte dans la gorge. Tout à coup, le producteur Roland Hubert, assis dans la salle, dit d'un ton grave: «Ce spectacle me coûte suffisamment cher... Est-ce que quelqu'un va lui enlever sa housse de fauteuil?»

Les répétitions durent environ trois semaines. Les chanteurs et danseurs n'auront qu'une seule journée pour travailler dans le décor en salle. Devant ce chaos, le metteur en scène américain Tom O'Horgan est à bout de nerfs. Quand il s'adresse aux Français, les «fucking» jaillissent. Celui qui avait bâti sa réputation sur la mise en scène de la comédie musicale Jesus Christ Superstar quittera le bateau le lendemain de la première.

Les derniers jours de répétitions se déroulent dans une « quasi-hystérie collective », écrit Fabienne Thibeault. Le soir de la première devant le Tout-Paris arrive enfin. Si le public manifeste facilement son appréciation, la presse est moins enthousiaste. Invitée par l'équipe du spectacle à Paris, mon ancienne collègue Nathalie Petrowski écrit dans Le Devoir: «Starmania est une façade sans fond.»

Au bout des quelques semaines de représentations prévues, l'équipe doit quitter l'affiche, car Serge Lama a déjà réservé l'endroit pour trois mois. Comme le spectacle aurait coûté trop cher à déménager en tournée, l'aventure s'arrête là. Dans les mois qui suivent, les chansons tournent de plus en plus à la radio.

L'univers de Starmania fait entendre sa détresse, qui correspond parfaitement aux valeurs de la génération des années 80, celle du No Future. Pour ces jeunes qui «n'ont pas demandé à v'nir au monde», les S.O.S. désespérés des personnages créés par Luc Plamondon et Michel Berger décrivent parfaitement un monde autour duquel «il tombe des bombes».

Mais ils le font en redressant tout à coup la tête. « Mais on s'en fout, ce soir on danse. » On dit que les grandes oeuvres sont un parfait miroir de leur époque. Starmania est un merveilleux exemple de cela.

Les tomates peuvent attendre

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Fabienne Thibeault, à Montréal, il y a presque exactement 42 ans

Après Starmania, Michel Berger a souhaité faire un album avec Fabienne Thibeault. «Mais France Gall n'a pas voulu, dit la chanteuse. Ça m'a gonflée.»

Heureusement, d'autres auteurs et compositeurs sont venus vers elle. Bonne nouvelle pour ceux qui souhaitent depuis longtemps réentendre les enregistrements de La vie d'astheure, Conversations, Je suis née ce matin, Le blues à Fabienne et Les chants aimés, certains de ces disques seront bientôt offerts en édition limitée.

Ceux qui croyaient que Fabienne Thibeault vivait depuis des années dans un coin rural de la France étaient dans les patates. L'artiste demeure une Parisienne bien ancrée. Son engagement pour la défense du patrimoine agricole trompe cependant beaucoup de gens.

«Dans les années 90, je tournais pas mal en France. J'ai commencé à lire sur les enjeux et les difficultés du milieu agricole. Je suis tombée sur un événement avec des cultivateurs et j'ai dit aux organisateurs: "Arrêtez d'ânonner des trucs chiants dans des micros qui ne marchent pas, câlisse! Si vous voulez que le public vous suive, il faut changer votre façon de faire."» 

«J'ai commencé à m'impliquer de différentes façons. J'appelle les élus et je leur dis: "Heille!"»

Là-dessus, Fabienne Thibault me parle de toutes les causes qu'elle soutient. Elle demande à Christian, son compagnon présent avec nous, de trouver sur son téléphone des photos de vaches et de truies qu'elle tient absolument à me montrer. «Je suis vue comme quelqu'un qui connaît très bien l'élevage bovin, mais moi, je ne veux pas vivre à la campagne.» En 2015, la vraie Parisienne qu'elle est a été honorée du titre de commandeur du Mérite agricole de France.

Cette passion pour la défense du patrimoine agricole s'est étendue au Québec lorsque, en 2007, elle est montée au front pour protéger la race bovine canadienne. «J'ai écrit à Jean Charest pour lui dire: "Si un peuple ne peut pas sauver sa mère, il n'est pas digne d'avoir un drapeau. Et ce peuple, c'est le nôtre." J'ai trouvé de l'argent et des spécialistes. C'est pour cela qu'on me voit comme celle qui protège nos racines.»

Depuis 20 ans, Fabienne Thibeault travaille en compagnie de Richard Bonnot à l'écriture d'une fresque musicale «historico-fantaisiste» intitulée Au pays des six rivières. Léonard de Vinci est l'un des personnages. Elle espère que ces chansons voyageront et se feront entendre.

Les tomates devront attendre une autre saison. Fabienne Thibeault a encore beaucoup de pain sur la planche. Et contrairement à ce que nous disait Marie-Jeanne, elle a encore plus que jamais envie de se débattre.

IMAGE FOURNIE PAR FLAMMARION QUÉBEC

Mon Starmania, de Fabienne Thibeault