Les chorégraphes Martial Chazallon et Martin Chaput ont concocté un parcours urbain que le «spectateur» est invité à faire les yeux bandés, guidé par un inconnu. Notre journaliste l'a vécu samedi. Il partage son expérience.

Ce n'est pas par simple curiosité que j'ai eu envie de faire Tu vois ce que je veux dire? Ni même parce que je suis préoccupé par la place du corps dans l'espace urbain, question qui intéresse ses créateurs. Ce qui m'a titillé, c'est que l'activité se déroulait dans Villeray, mon quartier. J'avais envie de le voir autrement.

Résumons le concept: arrivé au point de rendez-vous, quelqu'un nous met un bandeau sur les yeux, nous présente à notre guide et on entreprend une balade de 2 h 30. Le hasard m'a mis sur le chemin d'Isabelle. L'apprivoisement n'a pas été long. Elle m'a prêté son bras et moi, ma confiance.

Mes premiers pas dans le noir furent hasardeux - mon sens de l'équilibre a été dérouté -, mais je suis vite retombé sur mes pieds. Privé de la vue, on se fie instinctivement à son ouïe. L'omniprésence et la proximité des voitures m'ont tout de suite étonné. Dérangé, même. Mais le principal défi, c'est de s'habituer à marcher sur ces trottoirs pleins de fissures, de trous et de dénivellations inattendues.

J'avais décidé de ne pas chercher à me repérer. L'environnement s'en est chargé. Le bruit des avions qui descendent sur l'aéroport, la fraîcheur d'un viaduc et l'odeur émanant d'une poissonnerie ont fait que, quelque temps après notre départ, je savais précisément où je me trouvais. Isabelle ne me l'a pas avoué tout de suite, mais elle en a été estomaquée...

Des ornières dans une grande rue, les cloches d'une église et les matériaux vendus dans une boutique m'ont par la suite donné des indications quant aux lieux où je pouvais me trouver. L'essentiel de l'expérience ne consiste cependant pas à prouver qu'on a un GPS intégré (quoique j'aime bien m'en vanter), mais de se laisser habiter par ses sensations. Par son corps, allais-je écrire.

On commence par ressentir la complicité qu'on développe avec le bras cédé avec bienveillance par son guide. Puis, on accueille les images que les sons et les odeurs font surgir: des souvenirs d'enfance (gazon frais coupé, livraison de bois croisée dans une ruelle) ou de voyages en Europe (le son particulier des scooters).

«Les gens te regardent comme si tu étais un extraterrestre», m'a révélé Isabelle. Peut-être étais-je un objet de curiosité, mais les yeux bandés, la ville, elle, m'a paru étonnamment familière. Accueillante, surtout, et vaste. Plongé dans le noir, il n'y a plus d'horizon, plus de frontières. Le temps et l'espace se distendent. Le corps ressent cette liberté nouvelle.

L'angoisse que j'appréhendais ne s'est jamais manifestée. Dessinée expressément pour éveiller les sens et la conscience du corps, l'expérience de Martin Chaput et Martial Chazallon s'est même révélée étonnamment apaisante. Ce fut plus qu'un voyage intérieur: c'est une invitation à prendre conscience de tout ce que le corps sent et à toute l'information qu'il emmagasine... le plus souvent à notre insu.

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Tu vois ce que je veux dire? est repris vendredi, samedi et dimanche.