L'an dernier, le New York City Ballet a modifié la scène du «thé chinois» de Casse-Noisette, car elle perpétuait des stéréotypes culturels. À Montréal, le classique de Noël des Grands Ballets canadiens a aussi subtilement évolué au fil du temps, mais son directeur artistique rappelle à quel point il s'agit d'un spectacle intouchable aux yeux de certains spectateurs. Explications et points de vue.

L'an dernier, le New York City Ballet a demandé à la succession du chorégraphe George Balanchine de modifier un passage de Casse-Noisette.

La scène du thé chinois - avec un danseur qui arborait une fausse moustache Fu Manchu et qui portait un chapeau traditionnel de cultivateur de riz - perpétuait des stéréotypes culturels.

Il y avait un malaise chez des spectateurs, mais aussi au sein de la troupe du City Ballet, révélait récemment un article du New York Times.

Plusieurs personnes influentes du milieu des arts ont par la suite signé un pacte en ligne pour approuver la fin de ce «Yellowface», si bien que plusieurs compagnies de ballet partout aux États-Unis ont modifié leur production de Casse-Noisette.

Rectitude politique pour les uns, enjeu de diversité culturelle pour les autres, faut-il actualiser le grand classique Casse-Noisette? La réponse est plus compliquée que oui ou non...

À Montréal, la scène du «thé chinois» - tout simplement appelée celle du «thé» - a déjà été modifiée. Pas la chorégraphie, mais les costumes. Exit le chapeau, la fausse moustache, le maquillage exagéré, etc. «C'était bien avant l'article du New York Times», précise Ivan Cavalleri, directeur artistique des Grands Ballets canadiens de Montréal (GBCM).

«Il faut rappeler que c'est juste une minute du spectacle», ajoute-t-il.

Il faut aussi savoir que la chorégraphie du Casse-Noisette des GBCM est signée par le défunt chorégraphe Fernand Nault. Il faut donc avoir l'autorisation de son fiduciaire (André Laprise) pour la modifier.

Quand Ivan Cavalleri a pris la direction artistique des Grands Ballets canadiens de Montréal en juillet 2017, il a vite compris que Casse-Noisette était presque intouchable. Surtout en Amérique du Nord. C'est le coeur économique de certaines compagnies, souligne-t-il. «Ce qui permet tout le reste. Au moins 10 ou 15 personnes m'ont dit: "Tu peux toucher à tout, sauf à Casse-Noisette."»

Près de 45 000 spectateurs assistent chaque année au Casse-Noisette des GBCM. Et une bonne partie de son public fidèle est très attachée aux traditions du spectacle.

À l'inverse, la rectitude politique va parfois trop loin...

Vanesa Garcia-Ribala Montoya, nommée première danseuse des GBCM l'été dernier, est née à Madrid d'une mère espagnole et d'un père de la Guinée équatoriale. Il y a deux ans, un spectateur a écrit au journal Métro pour dénoncer le fait qu'on l'avait prétendument forcée à avoir les cheveux blonds et le teint pâle. Or, sa peau est métissée et elle arbore une coupe afro platine dans la vie de tous les jours.

«En dénonçant un geste raciste, la personne était elle-même raciste», souligne la ballerine qui interprète la fée Dragée. «C'est un personnage mystique. Même pas un humain.»

Elle a été peinée de l'incident.

Version revisitée à Toronto

À Toronto, c'est une version revisitée de Casse-Noisette - mais somme toute assez classique -, signée James Kudelka, que le Ballet national du Canada présente depuis 1995. L'histoire se déroule dans la Russie rurale du XIXe siècle et elle est centrée sur le rêve d'un frère et une soeur, Misha et Marie, qui quittent leur foyer familial pour voyager à travers un monde de merveilles, notamment au royaume de la Reine des neiges.

Le premier danseur Guillaume Côté, qui est associé chorégraphique au Ballet national du Canada, est un habitué du spectacle.

Faut-il actualiser Casse-Noisette, selon lui?

«C'est une belle conversation à avoir, dit Guillaume Côté. Les sensibilités changent. Casse-Noisette est un spectacle familial et inclusif, et il doit le rester. Mais sans changer l'essence de la chorégraphie, pourquoi ne pas faire de petites modifications? On ne perd pas le message ni le fil de l'histoire», fait valoir le danseur étoile qui est originaire du Lac-Saint-Jean et qui assure la direction artistique du Festival des arts de Saint-Sauveur.

Toute modification à un spectacle de ballet doit se faire avec délicatesse, car il s'agit d'une oeuvre d'art, rappelle toutefois Guillaume Côté. «On ne peut pas changer une partition de Beethoven.»

Des changements en cours

Guillaume Côté danse depuis plus de 30 ans. Le profil culturel des troupes de ballet s'est-il diversifié? «C'est une évolution trop lente. Il y a beaucoup de travail à faire, mais il y a eu plus de changements dans les trois dernières années que dans les 20 dernières années, note-t-il. Enfin, c'est plus multiculturel. Ça amène des styles et des interprétations différents. Et c'est bien plus intéressant d'avoir des corps de ballet qui représentent la société.»

«Nous venons d'accueillir un jeune danseur d'Afrique du Sud. Or, c'est plate de le citer en exemple et que ce ne soit pas juste normal.»

Depuis sa nomination comme première danseuse des GBCM - une première pour une ballerine qui n'est pas caucasienne -, Vanesa Garcia-Ribala Montoya est un modèle à Montréal. Cet automne, elle a tenu le rôle principal dans L'amant de Lady Chatterley. «Tous les jeunes doivent pouvoir voir des danseurs comme eux», dit-elle.

Il faut être patient. Le ballet demeure marqué par un classicisme par définition, souligne Guillaume Côté. «Et il y a l'image de l'homme derrière la femme fragile.»

Si le ballet est un style de danse «classique» (par opposition à la danse contemporaine, par exemple), il peut évoluer, croit aussi Ivan Cavalleri.

Guillaume Côté souhaite simplement que le débat reste salutaire. «Il faut rester dans le positif et dans le constructif, sans blâmer qui que ce soit et sans déstabiliser les projets de création. Cela prend du temps et de la sensibilité», conclut-il.

PHOTO ALEKSANDAR ANTONIJEVIK, FOURNIE PAR LE BALLET NATIONAL

Guillaume Coté dans The Nutcraker au Ballet national du Canada.

Un Casse-Noisette intergalactique

Un tout autre Casse-Noisette, futuriste, sera présenté à Montréal cette année. Celui du chorégraphe Eddy Toussaint, qui est de retour au Québec après avoir vécu à l'étranger. Son école et sa compagnie - par où sont passés les Anik Bissonnette, Louis Robitaille et Denis Dulude - ont déménagé à Laval en 2016.

C'est en 1980 qu'Eddy Toussaint a rafraîchi le conte de Hoffmann. Dans son Casse-Noisette intergalactique, le prince n'amène pas Clara au royaume des bonbons, mais sur une autre planète où vivent des gens d'origines espagnole, arabe, chinoise et russe. Le chorégraphe d'origine haïtienne - et ancien directeur du Sarasota Ballet en Floride - l'a présenté maintes fois à l'étranger depuis sa création, mais très peu au Québec.

«J'ai toujours été amoureux de la partition de Tchaïkovski. Pour tout chorégraphe, c'est une musique extraordinaire, dit-il. Je trouvais que le travail de Fernand Nault fait il y a plus de 50 ans pour les Grands Ballets de Montréal était magnifique, mais je trouvais bon d'ajouter une touche de modernité à Casse-Noisette tout en respectant le côté classique de l'oeuvre.»

Si Eddy Toussaint a revu et corrigé Casse-Noisette il y a plus de 35 ans, c'était pour attirer un public plus large. Il a notamment misé sur la rythmique des musiques pour «réveiller» l'interaction avec les spectateurs. «Je trouvais si dommage de voir des enfants dormir.»

Ouvert aux changements dans le monde du spectacle, M. Toussaint trouve néanmoins dommage que la tenue des spectacles SLĀV et Kanata ait été annulée l'été dernier. «Comme directeur artistique, comme danseur et comme fondateur de compagnies de danse, je considère que l'art, c'est l'art.»

Le Casse-Noisette de la compagnie de danse d'Eddy Toussaint sera présenté mercredi soir à Montréal à la salle Pauline-Julien, ainsi que les 21 et 22 décembre au théâtre Marcellin-Champagnat de Laval.

Celui des Grands Ballets canadiens de Montréal sera à l'affiche de la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts du 13 au 30 décembre.

Photo Alain Roberge, La Presse

Le Casse-Noisette de la compagnie de danse d'Eddy Toussaint sera présenté mercredi soir à Montréal à la salle Pauline-Julien, ainsi que les 21 et 22 décembre au théâtre Marcellin-Champagnat de Laval.