Le chorégraphe montréalais Dave St-Pierre présente à compter de demain sa nouvelle création, suie, créée en collaboration avec la danseuse Anne Le Beau, qui fait partie des interprètes avec Bernard Martin et Hubert Proulx. L'oeuvre plonge dans l'univers d'une Jeanne d'Arc actualisée, ancrée dans une chorégraphie «implosive, engagée, déstabilisante et déchirante, qui rompt avec le "politically correct" et la rectitude politique ambiante», nous promet-il. Entrevue.

Pourquoi as-tu choisi le personnage de Jeanne d'Arc pour cette nouvelle chorégraphie?

Dave St-Pierre: Quand j'ai rencontré Anne Le Beau, elle m'a dit qu'elle voulait travailler avec moi et qu'elle voulait être entourée d'hommes pour ce faire. Elle était tannée de faire des projets juste avec des filles. Pour moi, c'était alors assez évident que Jeanne d'Arc était tout appropriée pour ce projet-là. [...] Le fait que Jeanne d'Arc soit une pucelle, une adolescente, alors qu'Anne est une femme dans la cinquantaine, apportait une dichotomie intéressante. Si cette femme vivait aujourd'hui, et qu'elle était dans la cinquantaine, que penserait-elle de notre monde ?

Dans la présentation du spectacle, on dit que tu questionnes «les limites à repousser, les tabous à faire explose »...

Dave St-Pierre: Les tabous ne sont tellement pas là où on pense. Juste écrire un texte pour qu'un diffuseur le publie dans un communiqué de presse ou dans un programme, c'est tabou! On me demande de changer des mots! [NDLR: Dave St-Pierre se réfère à un communiqué pour lequel il a écrit un poème afin présenter suie.] Ce n'est même pas le show en tant que tel qui est un tabou, mais plutôt tout ce qui l'entoure. Le spectacle, sinon, c'est un show de Dave St-Pierre. Vous allez voir ce que je fais. Moi, je me bats comme créateur pour essayer de ne pas refaire la même recette tout le temps, même si les diffuseurs me reviennent et me disent "ouin, mais [ce que tu as fait par le passé], c'est ce qui va remplir tes salles". C'est un autre tabou, tu vois?! Peut-on créer un spectacle sans penser d'abord à remplir une salle? [Avec tous ces questionnements] que j'ai en ce moment, je crée et je me demande à quoi ça va servir...

Pourquoi continues-tu à créer, alors?

Dave St-Pierre: Parce que je suis juste mongol. Je suis juste mongol et je continue à le faire. Je me fais chier et je continue à le faire. Il faut que je me batte, que je confronte, il faut que j'affronte ce monde-là, [les gens du milieu]. Ce n'est pas le public que j'affronte, parce que le public [en danse contemporaine] est super incestueux. Il connaît mon travail, ce sont des artistes. Ce n'est pas le grand public qui va venir voir mon travail. Ce sont des gens qui connaissent déjà ça.

Dans ce contexte, comment peut-on justement rendre les spectacles de danse contemporaine plus accessibles?

Dave St-Pierre: On va te rabâcher les mêmes affaires de médiation culturelle, mais moi je dis non! On est au-delà de la médiation culturelle. On est dans la microcensure. On aplanit l'image des spectacles. Moi, on me vend comme l'enfant rebelle de la danse contemporaine, mais c'est juste un brand. Ce n'est pas vrai cette patente-là, c'est une étiquette qu'on m'a collée. On dit "venez voir du Dave St-Pierre, vous serez choqués !" Mais les gens qui viennent voir mon spectacle ne trouvent pas ça choquant. [...] Je suis à une période charnière de ma carrière. Quand j'ai sorti La pornographie des âmes, le monde disait "ah, mon Dieu, enfin quelqu'un qui brasse, qui met des gars et des filles nues avec plein de sang". Mais moi, 10 années auparavant, j'avais vu ça partout en Europe. Je suis arrivé ici, je l'ai fait et on a dit "ooooouh, génie!" Eille, ça ne prend pas grand-chose pour être un génie au Québec. En deux ans, je suis devenu la superstar de la danse contemporaine.

Ce statut privilégié a-t-il nui à ta création?

Dave St-Pierre: Non, ça a pogné. [Pendant ce temps], je faisais des gros fuck off, parce que je m'en câlisse d'être un génie ou la dernière des merdes. Je me faisais d'ailleurs dire que j'étais les deux. Je fais ce que j'ai envie de faire et c'est ça que beaucoup de monde déteste chez moi. Cette liberté... Je mets une fille dans l'eau qui [s'agite] ou des hommes qui arrivent nus avec des perruques et qui agissent comme des petits gars de 3 ans en faisant des "hamburgers" avec leur pénis. Je pense qu'il y a beaucoup de jalousie autour de cette liberté que je me donne, car personne ne te donnera cette liberté. On essaie toujours de m'encadrer, même encore aujourd'hui. Je suis chorégraphe depuis 2003 et encore aujourd'hui, je me fais dire quoi faire et quoi ne pas faire pour vendre mon spectacle.

Où en sommes-nous, au Québec, dans le milieu de la danse contemporaine?

Dave St-Pierre: On est fucking beige, parce qu'on a peur de perdre nos subventions. Il faut rentrer dans des petites cases, tant au niveau des [organismes subventionnaires] que dans les médias. Ça devient aliénant. C'est long, changer des mentalités, et c'est ce que je trouve plate. On n'a pas changé depuis 20 ans. On est encore dans les mêmes affaires. Juste pour suie, je me bats. J'ai le cerveau qui se revire à chaque 3 secondes et quart pour ne pas faire ce que j'ai déjà fait. Je ne suis plus dans la torture, je suis dans la destruction, pour aller encore plus loin.

Les gens qui sentent qu'ils n'ont pas toutes les références pour apprécier un spectacle de danse contemporaine et que ça rebute en ce sens de venir voir une chorégraphie de Dave St-Pierre, que peut-on leur dire pour susciter en eux la curiosité, pour qu'ils s'initient à la danse avec ton nouveau show?

Dave St-Pierre: Il ne faut pas que tu viennes voir mon spectacle et que tu aies des attentes. Il ne faut pas que tu t'y prépares...

Anne Le Beau: Un spectacle de danse, c'est comme regarder un tableau. Tu ne te demandes pas pourquoi il y a du rose, du vert ou des ronds ici et là. Tu regardes. Peut-être que tu aimes ça, peut-être que tu n'aimes pas, mais tu regardes.

Hubert Proulx: La danse contemporaine ne présente pas nécessairement des histoires encadrées et réalistes, comme lorsqu'on écoute un film. Ça prend juste de l'ouverture, pas de jugement et pas d'attente. Il faut être ouvert aux émotions que ça peut créer.

Dave St-Pierre: C'est difficile d'inciter les gens à venir voir un spectacle sans utiliser des mots galvaudés... [Concernant suie], je dirais que si tu as envie de voir un spectacle qui ne reste pas dans le politically correct et qui est un peu choquant, viens faire un tour. Ça se peut que tu ne sois même pas choqué pendant mon show. Il y a toujours quelque chose de très pop dans mon approche. J'utilise des clichés gros comme le bras et j'essaie d'aller chercher le public. [...] Oui, je donne une fille nue avec deux canisses de gaz, oui c'est Jeanne d'Arc, oui c'est un cliché, mais en même temps j'essaie d'apporter ce cliché ailleurs. En espérant que ça fasse réfléchir...

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suie est présenté du 1er au 4 février, ainsi que du 8 au 11 février à la Cinquième salle de la Place des arts dans le cadre de Danse Danse.