Le rock et la danse main dans la main: vendredi et jusqu'au 13 mars, présenté en première canadienne à Maisonneuve, L'Homme à tête de chou réunit la musique et les paroles de Serge Gainsbourg, chantées et arrangées par Alain Bashung, dans une chorégraphie torride signée Jean-Claude Gallotta.

De la réunion de ces trois talents est né un ballet à la fois sensuel, tordu, troublant, déstabilisant, primal, où la folie et la jalousie dansent avec le désir et la beauté. C'est l'histoire de la jeune et ravissante shampouineuse Marilou, désirée par l'Homme à tête de chou qui, fou de jalousie, la tue et termine sa vie enfermé. Laissez les enfants à la maison...

Créé en novembre en France, cet incroyable amalgame a été reçu avec ferveur par la critique et le public. Étrange hasard: l'oeuvre tricéphale sera présentée ici en mars, qui marque à la fois le 20e anniversaire de la mort de Gainsbourg (le 2 mars 1991) et le 2e anniversaire du décès de Bashung (le 14 mars 2009). Grâce au chorégraphe Jean-Claude Gallotta, l'Homme à tête de chou est, lui, à jamais vivant. Entretien avec un homme tonique.

La Presse: L'Homme à tête de chou est une oeuvre assez violente, composée par un homme qui est mort, chantée par un homme qui est mort. Comment avez-vous évité que tout cela ne devienne funèbre?

Jean-Claude Gallotta: Quand Bashung est mort... Moi, je voulais tout arrêter. Mais Alain m'avait dit: continue, quoi qu'il arrive. Il était persuadé qu'il viendrait au moins voir le spectacle. On a tous cru qu'il le pourrait... C'est vrai que l'oeuvre est violente, mais en même temps, elle est un peu ironique, Gainsbourg jouait sur les doubles sens, et puis, la musique est très rythmée: les danseurs amènent donc une énergie solaire, alors que l'oeuvre est noire, que la scène est assez sombre, avec une lumière un peu lunaire. On n'est pas du tout dans les paillettes ou le showbiz. C'est plutôt la scène hard rock, un peu sale et très énergique.

Il y a, parmi les danseurs, une chaise sur roulettes vide, qui semble incarner à la fois l'absence de Bashung et sa présence dans la création de l'oeuvre. Comment vous en est venue l'idée?

JCG: Alain devait être sur scène et utiliser ou pousser parfois cette chaise, qui avait au départ toutes sortes de rôles: c'était d'abord la chaise dans l'asile de fous, puis la chaise du salon Max coiffeur, ensuite une voiture qui roulait pour aller dans la boîte de nuit, puis le fauteuil d'où l'Homme à tête de chou regarde Marilou se masturber, etc. Mais c'était aussi la place d'Alain. Quand il est mort, j'ai refait la chorégraphie sans sa présence à lui, j'ai essayé d'enlever la chaise. Et puis, finalement j'ai gardé la chaise, comme si tout se mélangeait au fond: le triste et le gai, l'ironique et le tragique, la présence et l'absence. C'est étrange, c'est à la fois une espèce d'hommage à la disparition - celle de Marilou, de Gainsbourg, de Bashung - et un rappel de lui vivant... Mais on ne la sacralise pas non plus: les danseurs s'y assoient aussi.

En 1976, Serge Gainsbourg lance son deuxième album concept, L'Homme à tête de chou. Pour les besoins de la chorégraphie, Alain Bashung a réinterprété cette oeuvre, l'a chantée et arrangée (avec Denis Clavaizolle). A-t-il été question de conserver quelques extraits de la version originale?

JCG: On aurait pu, et si on m'avait dit de faire quelque chose avec la version de Gainsbourg, je l'aurais fait aussi! Mais dès le départ, le producteur qui avait les droits musicaux de L'Homme à tête de chou voulait faire un spectacle revisité, avec de nouvelles orchestrations. Quand j'ai été approché, je ne me suis même pas posé la question. Du coup, moi qui possède le disque original de Gainsbourg, je ne l'ai plus réécouté! Et j'ai dit à Alain (Bashung): je ne travaillerai la chorégraphie que lorsque tu me donneras une maquette. Surtout qu'il y avait problème au départ: L'Homme à tête de chou est assez court, 32 minutes! On sent que Gainsbourg a voulu tout faire rentrer dans un seul vinyle et du coup, il court-circuite assez vite les musiques. On ne pouvait donc pas développer une chorégraphie à partir de l'original seulement.

Comment Alain Bashung a-t-il procédé, lui avez-vous donné des indications?

JCG: Ce qui était sûr, c'est qu'Alain ne voulait pas du tout ajouter ou rallonger les textes, il voulait respecter vraiment ce qu'avait écrit Gainsbourg. On s'est donc dit qu'on allait faire des débuts et des fins de chansons plus longues. Et parfois, il fallait que la rythmique soit plus rapide ou plus lente. Une fois qu'Alain a enregistré sa voix de manière à être sûr de faire du Gainsbourg, comme il disait, Denis Clavaizolle et lui ont travaillé à l'ordinateur sur les musiques, et je leur disais: voilà, ça, c'est trop long, ici, c'est trop rapide, là, il faudrait créer une rupture soft... Et on est arrivés comme ça à bâtir une maquette, à partir de laquelle j'ai pu très vite travailler la chorégraphie.

Pourquoi 14 danseurs?

JCG: Je voulais du nombre. Je choisis toujours des nombres pairs pour faire des couples. Mais généralement, je fais plutôt des chorégraphies pour 8 ou 10 danseurs. Seulement, cette fois, je sentais que la musique était très puissante, très forte: il fallait plusieurs danseurs pour l'appuyer. Moi, j'en aurai même pris 20, mais on a fini par s'entendre pour 14. Dans chaque tableau, une des filles devient la Marilou et l'un des garçons, l'Homme à tête de chou. Comme si nous étions tous, en puissance, Marilou et l'Homme...

Les danseuses portent des chemises blanches, des vestons, des jeans, c'est pour évoquer Jane Birkin, qui avait ce look androgyne dans les années 70?

JCG: Ç'a a dû me traverser l'esprit, mais pas de façon aussi directe. C'était surtout pour évoquer l'univers rock. Et aussi Patti Smith. J'avais fait un spectacle avant, intitulé My Rock, c'est d'ailleurs à cause de ce spectacle, que Bashung a vu en répétition, qu'on a travaillé ensemble - si on n'a pas tout de suite plongé dans L'Homme..., c'est justement parce que je finissais de faire My Rock. Du coup, ça a déteint sur L'Homme à tête de chou.

Pendant votre passage à Montréal, il va y avoir une rétrospective de vos films à la Cinémathèque québécoise, qu'est-ce que cela représente pour vous?

JCG: Du coup, je me rallie à Gainsbourg: lui, ce n'était pas la chanson qu'il vénérait, il aurait voulu être peintre, cinéaste, mais ça ne marchait pas bien. Moi, quand je fais le cinéaste, ça ne marche pas bien non plus! Mais j'ai trouvé une façon de continuer à faire des images: je m'amuse à filmer mes chorégraphies en vidéo. C'est drôle, mais il se trouve que j'ai fait les éclairages de L'Homme..., et je me suis régalé à faire des éclairages comme si je tenais la caméra, avec des zooms, des plans, des panoramiques... C'est tout simple, presque bête tellement c'est simple. Par nature, j'aime bien ce qui est suggéré. J'aurais pu «raconter» L'Homme à tête de chou, mais la danse est un art un peu plus poétique que d'autres. Je me suis donc dit: comme tout était vraiment bien raconté dans la musique, on peut se permettre de ne pas la raconter en danse. C'est un peu comme un musicien jazz qui a un thème musical, qui s'en échappe, revient faire trois notes avec le thème, se réchappe. C'est un jeu subtil entre narrer et abstraire. Pour les danseurs, il y avait un tel amour, une telle confiance dans ce projet: travailler avec Bashung, c'était tellement extraordinaire pour eux, tellement unique dans leur vie - du coup, tout le monde acceptait tout. Même les choses les plus osées, même les choses les plus compliquées, les plus difficiles. Tout le monde a joué le jeu avec une gourmandise incroyable, c'était dingue, c'était dingue! Tout le monde était prêt à se flinguer s'il le fallait (rires)! Et tous les soirs, on entend la voix d'Alain, chaude et belle...

Côté Gallotta

Il était rock'n'roll bien avant d'adapter L'Homme à la tête de chou en hommage aux rock stars qu'ont été Gainsbourg et Bashung. La musique joue un rôle clé dans ses pièces et lui, qui s'est toujours dit non danseur, est souvent présent sur scène, parfois micro à la main, tel un chef d'orchestre.

Étudiant aux beaux-arts, Jean-Claude Gallotta a découvert la danse en 1972, à 22 ans, puis a brûlé toutes les étapes. Formation à New York auprès de Merce Cunningham, entre 1976 et 1978. Dans la foulée, il remportera deux fois le prestigieux concours de Bagnolet, intégrant ainsi ce qu'on a appelé la Magic Generation de la nouvelle danse française, les Bagouet, Chopinot, Marin, Découflé, Larrieu... qui depuis 30 ans ont révolutionné non seulement la danse contemporaine européenne, mais changé l'idée même de la danse et de ses liens avec les autres arts.

Depuis la fin des années 80, Gallotta a creusé son sillon au travers d'une démarche à la fois pérenne et sans cesse revisitée. Mathilde Altaraz, sa compagne et principale collaboratrice, demeure indissociable des quelque 80 chorégraphies concoctées, parfois au rythme de deux ou trois par an, depuis 35 ans.

- Aline Apostolska, collaboration spéciale

Côté Gainsbourg

En 1971, l'iconoclaste Serge Gainsbourg lance son premier disque-concept, L'histoire de Melody Nelson. Cinq ans plus tard, il est de retour avec L'Homme à tête de chou. Si les deux disques ne connaissent pas un grand succès, ni critique ni public, à leur sortie, ils sont aujourd'hui considérés comme des albums-cultes, des oeuvres phares du rock français.

Sur le double CD Best of de Gainsbourg qui sortira le 8 mars en magasin et en numérique, on trouvera une seule chanson tirée de L'Homme..., soit la très reggae Ma Lou Marilou. Sur L'intégrale, qui devrait être en magasin et en numérique mardi, on pourra bien sûr écouter tout l'album: l'intégrale, dite «exhaustive», comptera 18 CD, soit 284 chansons, dont 15 titres ou versions inédites plus une biographie de 50 pages, des photos, etc., pour un prix avoisinant les 240 $. Pour amateurs d'éclectisme tous azimuts, de la chanson française «classique» au funk, du rock au reggae, du jazz à la musique de film, du classique (il intègre du Dvorák ou du Chopin dans certains morceaux) à la pop... Pas étonnant que, depuis sa mort en mars 1991, il soit certainement l'artiste français le plus repris, y compris par les groupes rock anglais, les jazzmen, les chefs d'orchestres symphoniques... et le chorégraphe Jean-Claude Gallotta.

- Marie-Christine Blais

Côté Bashung

En 1982, paraît Play Blessures, le quatrième album du chanteur rock français Alain Bashung, textes de Serge Gainsbourg, musique de Bashung. Cette collaboration ne se répétera pas, hélas, bien que les deux hommes continuent à se voir (et à boire ensemble!). Si Gainsbourg a transformé la chanson française, Bashung lui a donné ses lettres de noblesse rock: son album Fantaisie militaire (1998) a d'ailleurs été déclaré meilleur disque de rock français des 20 dernières années. Depuis le décès de Bashung en mars 2009, les hommages ne cessent d'affluer et un nouvel album doit voir le jour sous peu, avec des reprises de ses chansons par des artistes populaires, notamment Angora par Vanessa Paradis (Bashung lui avait composé une chanson pour son l'album Bliss).

Pour en savoir plus sur Bashung lui-même, l'écoute de la série radio De l'aube à l'aube est indispensable: on la trouve sur l'internet à l'adresse www.rsr.ch/#/la-1ere/dossiers/alain-bashung-de-l-aube-a-l-aube/. Indispensable, on le répète.

- Marie-Christine Blais

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L'Homme à tête de chou, au Théâtre Maisonneuve les 4, 5, 10, 11, 12 et 13 mars, et au Grand Théâtre de Québec le 8 mars, à l'invitation de Danse Danse.

Aussi: Rencontre avec Jean-Claude Gallotta le samedi 5 mars, 17 h, dans le foyer de la PDA (gratuit).

Rencontre avec le dramaturge Claude-Henri Buffard, qui collabore avec Gallotta, le jeudi 10 mars, à 12 h 45, à l'UQAM (gratuit)

Hommage à Jean-Claude Gallotta à la Cinémathèque québécoise les 10 et 11 mars.

Infos: www.dansedanse.net