Les créations de Crystal Pite se suivent et ne se ressemblent pas. Au fil des collaborations, la chorégraphe et danseuse de Vancouver se réinvente avec brio, passant de la danse la plus abstraite à des expérimentations plus théâtrales comme l'hitchcockien Double Story, une collaboration avec le danseur Richard Siegal, ou The Stolen Show qu'elle a signé, en 2004, pour bjm_danse. Dark Matters, présentée jusqu'au 9 mai à l'Agora de la danse, comporte une première partie franchement théâtrale, suivie d'une autre qui repose d'abord sur la virtuosité des danseurs.

Dark Matters est en quelque sorte le pendant de Lost Action. Cette dernière, présentée en 2007 à l'Agora de la danse, abordait le caractère insaisissable de la danse, qui s'évanouit aussitôt esquissée. Dans Dark Matters, Pite tente en vain de la manipuler, de la mouler, bref de la contrôler. Or, si la danse contemporaine se compose avec force règles et rigueur, en l'absence de mots et de codes compris de tous, un énorme pan de sens échappe au chorégraphe et ne repose que sur l'interprétation personnelle du spectateur.

En guise de prologue aux affres de la création, Pite y va d'une amusante saynète, mettant en scène un Pinocchio gothique qui achève son créateur. Il ne faut pas trop en dire pour ne pas vendre la mèche, mais dévoilons seulement que Pite possède un sens de l'humour redoutable: il n'y a qu'elle pour mêler des ninjas à une histoire de Frankenstein!

Le deuxième acte est porté par cinq splendides danseurs, Éric Beauchesne, Peter Chu, Yannick Matthon, Cindy Salgado et Jermaine Spivey. Des hommes et des femmes caoutchoucs, qui se tordent et se plient de tous bords tous côtés. Une danse qui tangue, liquide, complètement désaxée et hachurée. Des corps denses, qui explosent autant qu'ils implosent. Un leitmotiv: des jeux de manipulation entre danseurs, liés de manière amusante au prologue de Dark Matters.

Aux abords de la scène, une ombre furtive. Elle guette, s'immisce de temps à autre parmi les danseurs ou manipule un projecteur: le créateur qui rode et qui doute et peaufine, jusque sur la scène. Certes, c'est très premier niveau comme image, mais elle a le mérite d'être clair, sympathique et parfaitement dosée, jusqu'à la lumineuse finale. Les éclairages d'ombres et de lumière de Rob Sondegaard et les sonorités bourdonnantes d'Owen Belton contribuent à cette atmosphère de doute existentiel, si propre au propos. La création, tout comme notre sort, échappe à notre plein contrôle.

Or, à ce stade-ci du processus, le sort du créateur repose entre les mains des danseurs et des spectateurs, entre qui le courant passe en effet. Grâce notamment à des interprètes habités, qui rendent avec précision et conviction le foisonnant vocabulaire gestuel imaginé par Pite. Les voir bouger tient du pur ravissement: parfois, le plaisir d'assister à un spectacle de danse contemporaine ne tient qu'à cela, tripper à voir d'autres humains bouger de manière inattendue, sans se prendre la tête. Et lorsqu'arrive enfin l'épilogue, un duo magique, on est repu, heureux et conquis.

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Dark Matters, de Crystal Pite. Jusqu'au 9 mai, à l'Agora de la danse.