Angela Konrad nous sert un Tchekhov déjanté à souhait au Prospero. Sa mise en scène implacable renvoie les humains à leur taille véritable, de pauvres petites bêtes blessées, dans l'infini.

Le plaisir chez Tchekhov, c'est l'ouverture de sens que permet le texte. Sous l'apparente banalité de dialogues entre petits-bourgeois soi-disant d'une autre époque se cachent les sous-entendus, les non-dits, l'humanité, quoi ! En ce sens, jouer Tchekhov de manière réaliste aujourd'hui équivaudrait à du non-théâtre. C'est renoncer à tout ce qui relève d'un art vivant, pour ne pas dire fourmillant, et actuel.

C'est exactement ce qu'Angela Konrad ne fait pas. Elle a condensé un texte empreint d'existentialisme désespéré, voire de nihilisme, en une matière organique et protéiforme. Un théâtre où tout peut advenir. Sa mise en scène millimétrée ne dédouble pratiquement jamais le texte. Les deux cheminant côte à côte dans une spectaculaire embardée scénique.

Au centre de ce magma volcanique, les comédiens (Violette Chauveau, Samuël Côté, Pascale Drevillon, Renaud Lacelle-Bourdon, Debbie Lynch-White, Marie-Laurence Moreau, Diane Ouimet et Olivier Turcotte) se surpassent. Passant d'un état à un autre en un battement d'ailes, ils forment un groupe compact, quoique très typé, divisé. Angela Konrad nous les fait voir, certains et certaines en tout cas, sous un jour qu'on ne soupçonnait pas.

Le décor est complètement blanc. Les costumes, noirs. Le plancher de bois récupéré fait entendre, au début, l'écho lourd des pas. Voilà un monde inquiet et inquiétant, suspendu dans le vide, superbement habillé par la conception lumière de Cédric Delorme-Bouchard et son pendant sonore de Simon Gauthier. 

Dans ce spectacle, il y a beaucoup d'audace, de la truculence. On frôle parfois le burlesque. 

C'est baroque et même heavy métal par moments. Ça grince des dents, ça crie et ça rampe. Ce groupe de malheureux vers de terre, mal aimés malaisants, est aussi loufoque que pathétique.

Platonov (Renaud Lacelle-Bourdon) au premier chef. Don Juan de province, manipulateur triste et mourant. Il crève de son incapacité à choisir entre le corps et l'esprit, ses désirs et son intelligence. Sa pensée en spirale entraîne les autres dans la sauvagerie, son corps sensuel les ressuscite un instant, puis les laisse retomber. C'est un monstre, certes, mais aussi une bête affamée, noble parfois. 

Charmés, puis courroucés, les moustiques qui s'agitent autour de lui, maîtresses et amis méprisés, sont attirés et repoussés par sa lumière. Ils et elles s'y brûleront tous et toutes. Et même si Triletski, par exemple, essaie d'écraser les blattes durant toute la pièce, il n'y arrivera jamais puisqu'il en est une! Les personnages apparaîtront d'ailleurs, un moment, tels des zombies désarticulés sur scène.

Photo Maxime Robert-Lachaîne, fournie par la production

Renaud Lacelle-Bourdon, Samuël Côté, Debbie Lynch-White et Marie-Laurence Moreau dans Platonov amour haine et angles morts.

En dehors des joies risibles et des peines d'amour, des frénésies passagères et des accouplements mécaniques, dehors, il n'y a rien, c'est la mort. Pourquoi exister? demandera un personnage. 

Parce qu'on peut rire et danser comme les cigales, répond Angela Konrad. Pour réparer les coeurs brisés ne serait-ce qu'un instant dans la chaleur d'une étreinte. L'arc dramatique qu'elle tend va de la tension au relâchement. Du néant à l'insouciance. De la rage à la chanson guillerette. 

Les insectes sont probablement des créatures qui, comme nous, crient tout le temps. Le problème, c'est qu'on ne peut pas, ou on ne veut pas, les entendre.

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Platonov amour haine et angles morts. D'après Anton Tchekhov. Traduction: André Markovicz et Françoise Morvan. Mise en scène: Angela Konrad. Au Théâtre Prospero, jusqu'au 15 décembre.

Photo Maxime Robert-Lachaîne, fournie par la production