En pleine croissance depuis quelques années, le marketing de données gagne le milieu culturel. Pour comprendre et satisfaire le spectateur que vous êtes, on veut obtenir des renseignements à votre sujet. Car au-delà de vos émotions, il y a une foule de choses qui intéressent les décideurs. Projecteurs sur le phénomène.

Nous en sommes plus ou moins conscients, mais chaque fois que nous achetons des billets de spectacle, nous laissons une empreinte. Une fois compilés et analysés, ces renseignements deviennent une mine d'or pour les experts en marketing des théâtres, des orchestres symphoniques, des compagnies de danse ou d'opéra.

Ce qu'on appelle le marketing de données est le buzz du moment dans le secteur culturel. Chaque institution ou organisme veut avoir une banque de renseignements sur ses spectateurs, qu'ils soient des habitués ou pas.

«Tout le monde est là-dessus en ce moment», dit Xavier Roy, directeur marketing de l'Opéra de Montréal. Le jeune homme a été l'un des premiers à s'intéresser à cette approche dont les origines remontent à 1998, au moment où le Metropolitan Opera de New York a été le premier à créer sa propre banque de renseignements au sujet de ses fidèles (et moins fidèles) spectateurs.

Le marketing de données consiste à colliger l'ensemble des renseignements que l'on peut obtenir de «façon légale», prend soin de préciser Xavier Roy, sur ceux qui se procurent des billets. 

Grâce à des logiciels, on peut ensuite analyser ces données afin de mieux comprendre le comportement des spectateurs. Achètent-ils leurs billets dès leur mise en vente ou à la dernière minute? Sont-ils des réguliers ou des irréguliers? Voient-ils une grande variété de spectacles ou demeurent-ils toujours dans la même catégorie?

Le phénomène est devenu tellement important qu'une équipe de chercheurs de la Chaire de recherche Carmelle et Rémi-Marcoux de HEC Montréal, formée d'André Courchesne, de Philippe Ravanas et de Cristian Pulido, vient de publier une étude sur le sujet. La même équipe présentera dans quelques jours une causerie sur le sujet (voir l'encadré ci-dessous).

Des données sur 16 millions de personnes

Le nerf de la guerre pour ceux qui s'intéressent à cette approche est le nombre de spectateurs desquels on veut obtenir des données. Ces dernières années, le Cirque du Soleil a réussi à obtenir des données sur 16 millions de spectateurs vivant aux États-Unis, au Canada et dans certains pays d'Europe. Au Canada, cela représente 2,1 millions de personnes, dont 600 000 au Québec.

Martin Céré, vice-président, stratégie numérique et CRM, est celui qui a fait passer en deux ans (entre 2016 et 2018) de 5 à 16 millions le nombre de spectateurs visés par cette banque. 

«Ces renseignements sont très importants pour nous. Ils nous aident à faire des choix et à créer un marketing basé sur la proximité.»

À Montréal, la Place des Arts (PdA) s'est constitué une banque de données contenant des renseignements sur 800 000 personnes. C'est Xavier Roy qui, avant son arrivée à l'Opéra de Montréal, a créé cette banque. «Quand je suis arrivé en poste, la PdA avait fait l'acquisition d'un logiciel et ne savait pas quoi en faire. J'ai monté cette banque.»

Intrusion dans la vie privée?

De quoi sont constituées les données obtenues? Jusqu'où s'immisce-t-on dans notre vie pour obtenir des renseignements sur nos habitudes? Ces questions sont devenues un sujet à la fois délicat et capital depuis quelques années. Plusieurs cas de renseignements obtenus ou vendus de façon malhonnête ont été dénoncés. Ceux qui rassemblent et compilent des renseignements pour les grandes institutions culturelles ont cela en tête.

«Nous utilisons uniquement les renseignements liés à la transaction, explique Xavier Roy. Que laissez-vous quand vous achetez des billets? Votre nom, votre courriel, le titre du spectacle, la date de la transaction et, si la personne règle avec une carte de crédit, l'adresse.» 

«S'il y a un secteur qui est prudent avec la manière d'obtenir les renseignements et de les exploiter, c'est bien le secteur culturel, croyez-moi.»

Xavier Roy cite, à titre d'exemple à ne pas suivre, celui de la chaîne Target qui avait envoyé des publicités touchant des produits de maternité à une jeune fille de 15 ans. Le père de l'adolescente, qui était tombé là-dessus, était devenu furieux. Il avait appelé chez Target afin d'obtenir une explication. C'est alors qu'un directeur du magasin avait appris à l'homme que sa fille était enceinte.

Multinationale du cirque et du divertissement, le Cirque du Soleil fait face à un défi dans sa collecte de renseignements. «Comme notre banque englobe plusieurs pays, nous devons composer avec les règles et les lois de chacun d'entre eux, dit Martin Céré. Nous devons respecter la réglementation de chaque pays.»

Cela dit, une fois les renseignements sommaires obtenus, les équipes de marketing visent leur enrichissement. «C'est étonnant de voir à quel point les gens sont prêts à nous offrir des renseignements qui les concernent, dit Xavier Roy. On peut facilement obtenir d'autres renseignements par le truchement de sondages faits par courriels ou à la fin des spectacles. Rapidement, on peut connaître leur âge et leur profession.»

À quoi servent ces renseignements?

En apparence limités, ces renseignements peuvent jouer un très grand rôle pour l'équipe de marketing d'une institution. Les données du Cirque du Soleil permettent d'abord à l'entreprise de s'en servir à des fins promotionnelles en exploitant la voie du courriel. «Cela peut servir à promouvoir nos différents produits, explique Martin Céré. Je pense aux spectacles de Blue Man Group dont nous avons fait l'acquisition.»

Mais pour Xavier Roy, ces renseignements servent en grande partie à fidéliser sa clientèle. «À l'Opéra de Montréal, un bassin important de spectateurs est composé de gens qui ne viennent qu'une seule fois et qu'on ne revoit plus. Ce phénomène est très répandu. Une étude a démontré que 90 % des gens qui vont à un concert symphonique aux États-Unis ne reviennent pas.» 

«En marketing, on sait qu'il vaut mieux fidéliser ses clients. Quand on peut identifier ces personnes, on peut consacrer de l'énergie à les séduire.»

L'analyse de données peut aussi établir un lien étroit avec les spectateurs et permettre une autre approche du marketing basée sur la gratification et la reconnaissance: «Aux spectateurs fidèles, on peut laisser une carte sur leur siège afin de leur signifier notre gratitude, dit Xavier Roy. On peut aussi identifier certaines personnes comme de potentiels donateurs.»

Un impact sur le produit artistique?

La question brûle évidemment les lèvres. Est-ce que ces renseignements qui offrent un portrait du comportement des spectateurs peuvent avoir un impact sur le résultat artistique? En d'autres mots, allons-nous commencer à bâtir des saisons en fonction des préférences des spectateurs? «Non, on se sert de cela pour améliorer l'expérience client, c'est tout», répond Martin Céré.

Même son de cloche du côté de l'Opéra de Montréal. «L'impact est minime, sinon inexistant. Vous savez, c'est facile pour nous d'avoir un succès. On n'a qu'à programmer Carmen, Madame Butterfly et La bohème dans une même saison, et on va avoir du public.»

Xavier Roy se souvient d'une conversation avec la directrice marketing de l'Opéra de Chicago. Cette femme d'expérience avait conçu un système prédictif de revenus à la billetterie. «Elle était capable de prédire, avec une marge d'erreur de 2 % à 3 %, le nombre de billets vendus en fonction des opéras au programme. Ce que nous obtenons, c'est une information, ce n'est pas un outil de décision.»

Sachant qu'environ 40 % du budget de la majorité des institutions culturelles québécoise provient de subventions des différents ordres de gouvernement, on doit assumer les 60 % restants avec des dons privés et les revenus à la billetterie. Le marketing de données devient un outil parmi d'autres pour stimuler la vente de billets. «Nous n'avons aucun intérêt à connaître votre sexe ou votre âge. Tout ce que l'on veut connaître, c'est votre comportement», ajoute Xavier Roy.

Causerie: «Les banques de données: une gamme d'outils pour les gestionnaires culturels»

Une causerie organisée par la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux de HEC Montréal, avec Ludovic Bégué, directeur de la gestion des relations avec la clientèle (CRM) au Cirque du Soleil, Evelyne Boudreau, vice-présidente stratégie et marketing du Groupe Icible chez Tuxedo, Pierre Des Marais, directeur général de Danse Danse, et Benjamin Rondeau, directeur des communications à Espace Libre

À la Cinquième Salle de la Place des Arts, le jeudi 31 janvier de 17 h à 19 h. Entrée libre.