L'élocution d'Abbey Lincoln est lente et chaude. Du journaliste, elle fait répéter le nom deux ou trois fois. Elle lui dit alors que c'est toujours un plaisir pour elle que de répondre à la question «qu'en pensez-vous?» Un rire contagieux part en flèche de Manhattan, de cet appartement de Riverside Drive où elle vit seule. Et ce rire frappe de plein fouet son interlocuteur montréalais.

Célèbre pour son aplomb, son franc-parler, son port altier et les chapeaux excentriques ayant étoffé sa marque, elle ne se souvient pas avoir chanté à Montréal. «Il y a bien des choses dont je ne me souviens plus...», glousse-t-elle.

Et elle enchaîne sur les grands artistes disparus de son existence... et de la nôtre. «J'en ai côtoyé tant qui sont partis Et soudain, je reçois une attention à laquelle je n'étais plus habituée», s'étonne-t-elle.

Elle évoque évidemment le grand batteur Max Roach, avec qui elle eut jadis une relation passionnée et qu'elle considère comme l'amour de sa vie. «Je l'ai adoré Il m'a aussi aimée», dit-elle sur un ton convaincu.

On pourrait passer des journées entières pour relater l'existence de cette chanteuse et actrice de 77 ans. Une des grandes divas du jazz, certes la dernière de son époque à monter encore sur une grande scène au FIJM. Avec bonheur, insiste-t-elle.

«Je n'ai jamais été malheureuse. Billie Holiday, Sarah Vaughan et plusieurs femmes du jazz l'ont été, ce qui ne m'a pas empêchée de les aimer profondément. Or, moi, je n'ai pas souffert. Je chante encore, j'ai la chance de le faire devant public. Les gens me complimentent et je peux payer mon loyer! Où est le problème?» résume-t-elle avant d'éclater de rire une autre fois.

«Je suis reconnaissante envers la vie, insiste-t-elle. J'ai reçu beaucoup d'amour de mes parents, je suis issue d'une famille de 12 enfants. Sauf mon frère David, je suis la seule survivante de cette famille que j'ai tant aimée. J'ai eu un plaisir immense sur cette planète, ça n'a vraiment pas été tragique pour moi.

«J'ai eu une existence libre, sans compromis. Ma mère avait eu tôt fait de m'expliquer que devenir quelqu'un n'avait rien à voir avec l'argent. Mes parents ne m'ont jamais parlé de sécurité financière, de revenus stables. Ils ne m'ont pas transmis ces valeurs. Ils n'ont jamais fait entrave à ma liberté d'esprit. Et mon père me chantait de si beaux airs! J'ai appris à chanter dès l'enfance c'était naturel pour moi de poursuivre.»

Après avoir dit au journaliste que son travail d'actrice et celui de chanteuse ne sont pas vraiment dissociables, la voilà qui entonne une mélodie au bout du fil! Vraiment pas barrée, Mme Lincoln, Anna Maria Wooldridge de son vrai nom - qu'elle avait changé en l'honneur d'Abraham Lincoln, ce fameux président qui a mis fin à l'esclavage aux États-Unis.

La carrière d'Abbey Lincoln, se souvient-elle en outre, a été relancée sur Verve par Jean-Philippe Allard au tournant des années 90. «Il est un homme merveilleux et un grand producteur. Il m'a aidée à rassembler mes énergies et faire en sorte que ma carrière se poursuive jusqu'à maintenant.» En 2007, d'ailleurs, elle a encore enregistré: Abbey Sings Abbey, toujours sur Verve.

L'accompagneront ce soir le pianiste Rodney Kendrick, le batteur Jaz Sawyer, le contrebassiste Michael Bowie. «Ils sont fous comme le sont tous les musiciens de jazz. Ce travail rend dingue!» dit la diva, hilare et d'autant plus empathique. «Pour ces instrumentistes si dévoués à leur art, ce n'est pas facile.»

Abbey Lincoln se produit aujourd'hui, 18h, au Théâtre Maisonneuve.