Le jeune chanteur Jérémy Gabriel, connu du public sous le surnom du «petit Jérémy», poursuit l'humoriste Mike Ward. Il l'accuse d'avoir brisé sa carrière et allègue que les blagues qu'il a faites à son sujet l'ont mené au bord du suicide. Or, l'enjeu de ce procès, qui a commencé hier au Tribunal des droits de la personne, soulève une question fondamentale: l'humoriste a-t-il outrepassé les limites de sa liberté d'expression? Résumé de la première journée d'audience.

Le «petit Jérémy» a grandi. Atteint du syndrome de Treacher Collins, il termine cette année ses études secondaires et enregistre un nouvel album. Or, ses dernières années n'auraient pas été si paisibles. Elles auraient plutôt été marquées par la dépression et le désespoir, a-t-il témoigné hier au Tribunal des droits de la personne.

Cette descente aux enfers, allègue-t-il, aurait été provoquée par Mike Ward, qui a ri de son handicap en spectacle et a diffusé ses blagues sur l'internet. En 2010, quand les sketchs ont été diffusés, le jeune chanteur aurait été intimidé à l'école, ce qui l'aurait mené «à se refermer sur [lui]-même» et à penser au suicide.

«Ça m'a blessé de voir qu'on pouvait rire de mon handicap. J'étais dégoûté que pour [Ward], c'était une forme d'humour. [...] La vidéo me blessait, me dénigrait. Ça m'a mis dans la tête que ma vie ne valait pas grand-chose. Pendant deux ans, je ne voulais plus sortir de chez moi, je ne voulais plus chanter, je ne voulais plus exister», a-t-il raconté, hier, questionné par la procureure de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), qui le représente dans ce procès.

«À l'hiver 2012, j'ai pensé à mettre fin à mes jours, à me pendre dans mon garde-robe avec mes cravates. [Les blagues de Mike Ward] sont venues tout briser, c'est pour ça que j'ai pensé au suicide», a poursuivi Jérémy Gabriel devant ses parents, Steeve Lavoie et Sylvie Gabriel, qui sanglotaient.

Où s'arrête la liberté d'expression?

Mike Ward pouvait-il, en tant qu'artiste, faire des blagues sur le handicap de Jérémy Gabriel, affirmer qu'il avait chanté par le passé pour un pédophile ou dire que sa maladie se résumait au fait qu'il «est lette» ? Selon la CDPDJ, la réponse est non.

Ces clips, peut-on lire dans l'exposé sommaire des faits déposé en cour, «ont porté atteinte au droit des plaignants et victimes à la sauvegarde de leur dignité, de leur honneur et de leur réputation, sans discrimination fondée sur le handicap, de façon contraire aux articles 4 et 10 de la [Charte des droits et libertés]». Jérémy et ses parents réclament à l'humoriste 80 000$ en dommages punitifs et moraux.

Me Julius Grey, qui représente l'humoriste, n'est pas d'accord avec cette interprétation. Selon lui, le procès qui vise son client est d'abord et avant tout une question de liberté d'expression.

«C'est une question fondamentale, a-t-il dit aux journalistes, hier. Nous défendons la liberté d'expression et la liberté artistique. La comédie est souvent cruelle et elle touche aux vaches sacrées d'une société. Molière visait l'Église, ce qui était très choquant pour l'époque. Est-ce que M. Tartuffe aurait pu poursuivre Molière? Je pense que non. Il y a certes des limites à la liberté d'expression, mais ces limites ont été statuées par la Cour suprême. Il faut qu'il s'agisse d'une incitation pure à la haine», a expliqué le procureur de la défense.

De son côté, Mike Ward n'a pas voulu émettre de commentaire. «On va laisser le juge décider. Aujourd'hui est une journée difficile pour tout le monde», a-t-il brièvement affirmé.

Des proches impuissants

Pour cette première journée de procès, hier, l'avocate de Jérémy Gabriel, Me Marie Dominique, a fait témoigner trois personnes - en plus du jeune chanteur -, soit son père, son producteur et sa professeure de chant. C'est avec cette dernière que le jeune Jérémy aurait pour la première fois abordé la question du suicide, il y a quelques années.

«Quand tu ouvrais Google, c'était une épidémie. Tout était négatif. [...] Un jour, il m'a parlé du suicide. Il m'a dit: "Regarde ma face, je suis un vrai monstre. Personne ne va m'aimer"», a raconté Nathalie Bourget en vidéoconférence depuis Québec.

Selon elle, ces pensées noires auraient suivi la diffusion des sketchs de Mike Ward sur l'internet. Son jeune élève aurait aussi reçu des courriels haineux anonymes, a-t-elle raconté.

«Ça disait des affaires comme "tu es un suceux de pape, tu as la face déformée, tu es un vrai monstre qui ne devrait pas être vivant"», a poursuivi Mme Bourget.

Toute cette situation a fini par exaspérer Steeve Lavoie, le père adoptif de Jérémy Gabriel. C'est lui qui a déposé en 2012 la plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

«Ça me rendait agressif. Je me sentais menotté. Mon fils est handicapé. J'ai toujours cherché à le protéger, mais là, ça m'échappait. Je n'étais pas capable de faire quoi que ce soit», a-t-il affirmé au Tribunal avec beaucoup d'émotion.

Le procès opposant Jérémy Gabriel à Mike Ward se poursuivra les 24 et 26 février prochain. La mère du jeune chanteur, Sylvie Gabriel, devrait témoigner avant que les procureurs de la défense appellent à la barre leurs témoins et que les deux parties procèdent avec leurs plaidoiries.