Question facétieuse : qui est le leader au sein d’une section rythmique, le batteur ou le contrebassiste ? « Le contrebassiste n’est pas que le leader de la section rythmique, c’est le leader du groupe au complet », tranche Ron Carter, 86 ans, un des maîtres absolus de l’instrument, dont l’apport inestimable au jazz a été authentifié par le Livre Guinness des records. Compte rendu de notre audience auprès d’un géant.

« Je t’en donne une dernière, dernière », lance Ron Carter au photographe qui le mitraille depuis quelques minutes. L’ultimatum, offert sur un ton à la fois taquin et sans appel, résume bien l’attitude générale du jazzman, qui se plaît à pousser ceux avec qui il travaille dans leurs derniers retranchements, pas pour les coincer, mais pour les contraindre à fournir le meilleur d’eux-mêmes. À trouver quelque chose.

Ron Carter : Finding the Right Notes, tel est le titre du passionnant documentaire de PBS paru à l’automne 2022, dans lequel le bassiste martèle que son boulot ne tient qu’à cette quête : trouver les notes qui sublimeront son jeu à lui, ainsi que celui de qui partage la lumière avec lui.

« Mon objectif sur scène est de rendre tout le monde meilleur, mais aussi de capter l’attention », explique le New-Yorkais né en banlieue de Detroit, rencontré jeudi dans un hôtel du centre-ville, à quelques heures du concert qu’il donnait en soirée comme invité étoile de l’Orchestre jazz des diplômé·es de l’Université de Montréal, dirigé par Ron Di Lauro et composé de virtuoses passés par les bancs de l’établissement au cours des 20 dernières années.

PHOTO MARC-ANDRÉ THIBAULT, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

Ron Carter, jeudi soir au Théâtre Maisonneuve

Je suis une sorte de porte-parole, de vendeur pour tous les autres contrebassistes. La plupart des musiciens ignorent le gars ou la fille derrière, parce que le gars ou la fille en question accepte d’être ignoré et se contente d’attendre son solo. Moi, je n’attends pas mon solo. C’est moi qui mène le foutu band.

Ron Carter

Recordman de la basse

Si le brio d’un vendeur se mesure au nombre de ses ventes, Ron Carter aura été l’employé du mois du jazz américain, chaque mois, depuis la décennie 1960. Détenteur du record Guinness du bassiste figurant sur le plus d’enregistrements (il en était à 2221 en date du 15 septembre 2015), l’octogénaire a gravé son nom dans l’histoire du genre en tant que pilier du deuxième quintette de Miles Davis (de 1964 à 1968), puis en solo, ainsi qu’en prêtant son son ensorcelant à des albums de Chet Baker, Eric Dolphy, Stan Getz, Herbie Hancock, Coleman Hawkins et McCoy Tyner.

La basse dans Killing Me Softly with His Song de Robert Flack, dans The Revolution Will Not Be Televised de Gil Scott-Heron ou dans Verses from the Abstract de A Tribe Called Quest ? Encore Ron Carter.

Homme occupé, donc. Mais quelle relation entretient-il avec le silence ? « Le silence est mon deuxième meilleur ami », répond le vétéran en déposant sur le genou du journaliste une de ses mains immenses de géant de six et quatre. « J’aime penser que je sais de plus en plus quand ne pas jouer, mais c’est un apprentissage constant. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Ron Carter

« Mon rôle dans un groupe consiste souvent à brider l’hyperactivité des autres, poursuit-il. En répétition hier, les jeunes [tout le monde est jeune quand on a 86 ans] jouaient un peu trop fort parce qu’ils étaient excités, et j’ai dû les arrêter et leur dire : “Si vous jouez trop fort, si vous jouez trop de notes, vous ne pourrez pas m’entendre, et je ne pourrai rien vous apprendre.” »

L’étonnant mélange de réelle humilité et d’apparente prétention avec lequel Ron Carter se prête au jeu de l’entrevue s’explique peut-être en partie par l’affligeante quantité d’avanies qu’il aura dû affronter au cours de sa vie.

Un homme noir, aux États-Unis, n’a jamais eu le luxe d’attendre que son talent lui ouvre des portes ; il fallait soi-même le faire valoir.

« Ça me donne des frissons d’effroi de repenser à la fois où le maître de cet hôtel de luxe a appelé son supérieur parce qu’il refusait d’admettre que je pouvais être le propriétaire de la voiture que je voulais stationner. Je ne peux pas croire que ça m’est arrivé, et ce n’est qu’un exemple. C’est un des sillons dans le tronc d’arbre de qui je suis et c’est ce sillon qui me rappelle que je dois chasser en moi le moindre germe de haine. »

Le jam après la mort

En mars dernier, Ron Carter perdait en Wayne Shorter un de ses plus illustres collaborateurs. Croit-il, comme se l’imaginent parfois les mélomanes, que tous les génies en allés se retrouvent pour jammer, quelque part dans l’éternité ?

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Spectacle de Wayne Shorter au Théâtre Maisonneuve, en 2012

« Je crois, oui, qu’un tel lieu existe », dit celui qui aimerait y retrouver le Montréalais Oscar Peterson, avec qui il n’est monté sur scène qu’une fois, après l’avoir longtemps nommé en entrevue parmi ceux avec qui il rêvait de jouer.

« Mais s’il y a une vie après la mort, je ne suis pas pressé d’y être, s’empresse-t-il d’ajouter. Chaque fois que je joue avec de nouveaux musiciens, expérimentés ou pas, je découvre de nouvelles manières de communiquer ce qu’il y a dans mon cœur et ma tête. »

Découvrir Ron Carter en cinq albums

  • The Complete Live at the Plugged Nickel (1965), de Miles Davis
  • Speak No Evil (1966), de Wayne Shorter
  • First Take (1969), de Roberta Flack
  • Uptown Conversation (1969), de Ron Carter
  • Stone Flower (1970), d’Antônio Carlos Jobim