Mal servis par les méthodes de financement traditionnelles ou résolus à renforcer les liens avec leurs fans, des musiciens québécois sondent des plateformes de rechange ou en créent de toutes pièces. L’objectif ? Augmenter leurs revenus et réduire les intermédiaires.

Louis-Jean Cormier

Un 360 pour ne pas tourner en rond

Au début de la pandémie, Louis-Jean Cormier s’est mis à diffuser des vidéoclips en noir et blanc, Chansons confinées, sur Facebook. Face au temps et à l’énergie déployés, l’ex-chanteur de Karkwa s’est tourné vers son agence de gérance et de spectacles, Les Yeux boussoles, dirigée par Krista Simoneau.

« Il nous est arrivé en disant : “C’est du contenu qu’on crée, qui prend du temps à faire. Ça vaut quelque chose. J’aimerais trouver une idée pour dire aux gens : ça ne coûte pas rien.” »

De là a germé l’idée du 360, une plateforme où Louis-Jean Cormier propose six chaînes de contenus exclusifs en échange d’un abonnement annuel de 45 $, « soit environ le prix d’un billet de spectacle », note l’agente.

Le maître d’œuvre orchestre des collaborations musicales et des rencontres, donne des classes de maître et fait visiter les coulisses de sa création.

« On tenait à ce que ce soit vraiment personnalisé, que ce soit indépendant et idéalement le plus fait au Québec possible, explique Krista Simoneau. L’idée était d’essayer de s’éloigner des GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon] pour que l’argent reste ici le plus possible. Ça allait avec le Panier bleu, avec la musique bleue. »

Seule anicroche : l’hébergement des vidéos, confié à l’entreprise new-yorkaise Vimeo.

On fait affaire avec un réalisateur, avec un monteur, avec des musiciens. On veut payer tout le monde décemment, et non juste en visibilité. Tu participes à la création, alors on te rémunère.

Krista Simoneau, présidente et directrice des Yeux boussoles

Quelques semaines après le lancement, 600 abonnés ont répondu à l’invitation de Louis-Jean Cormier, un « fan club » fidèle qu’il entend récompenser avec des primeurs, des surprises et des concours.

Il est trop tôt, selon Krista Simoneau, pour dire si le projet subventionné par la SODEC sera rentable à long terme. « La cible serait de 3000 abonnements, dit-elle. Ça pourrait nous permettre de payer le contenu, de rentabiliser la plateforme. Après, si on est capables de tirer des revenus, tant mieux. »

Une autre manière de rentabiliser la plateforme Le 360 serait de la voir adoptée par d’autres artistes québécois. En ce sens, le commentaire que Louis-Jean Cormier a lancé à l’animateur Patrice Michaud lors de son passage à Star Académie ne semblait pas désintéressé : « J’espère que tu auras ton 360 bientôt ! »

« Quand nous avons commencé à parler du projet, on envisageait de pouvoir vendre une licence de la plateforme à d’autres artistes, précise Krista Simoneau, des Yeux boussoles. Pour l’instant, nous n’avons eu aucune demande, mais nous serions ouverts si le cas se présentait. »

Pépé et sa guitare

Le « switch » sur Twitch

PHOTO LE SOLEIL

Pépé et sa guitare est tombé amoureux de la plateforme Twitch.

Pendant environ un an, Philippe Proulx, alias Pépé et sa guitare, a entendu son fils lui vanter les mérites de la plateforme Twitch. La première réaction du chanteur aurait aussi été la nôtre : « Ben voyons, c’est pas juste des streameurs qui jouent aux jeux vidéo ? »

Quelques mois avant la pandémie, Pépé a succombé à la pression filiale. Et il ne le regrette pas. « Facebook, YouTube, ce sont des plateformes que j’utilise, mais de manière sporadique et désorganisée. Twitch, je suis vraiment tombé en amour avec ce monde-là. »

Pépé, au côté de sa conjointe et agente Karine Gallant à l’animation, présente deux fois par semaine — les mardis à 20 h 30 et les vendredis à 21 h — Dans la cave à Pépé, quelque trois heures de performances, d’anecdotes et d’interactions en direct.

Twitch, c’était un sideline, mais j’ai mis presque toutes mes billes là-dedans quand la COVID-19 est arrivée. Ça a vraiment explosé.

Pépé et sa guitare

Grâce au référencement d’autres « twitcheurs » et à une campagne « switch sur Twitch » pour détourner ses abonnés Facebook et YouTube, Pépé compte désormais quelque 8000 fidèles. Bien que les évènements soient gratuits, les participants montrent leur satisfaction avec des pourboires ou des abonnements mensuels à 4,99 $, qui confèrent certains privilèges : retrait des publicités, clavardage, contenus exclusifs, etc.

« Notre communauté est très généreuse, et elle fait des dons sachant que, depuis un an, c’est ça qui me fait vivre, dit le chansonnier au répertoire costaud et varié. Depuis un an, je paie ma maison, mon auto, l’école de mes enfants, etc., avec Twitch. »

Depuis la réouverture des salles, à la fin du mois de mars, Pépé et sa guitare a notamment donné des concerts au MTELUS et au Capitole de Québec. Encore là, il dit avoir puisé la confiance nécessaire auprès de son réseau. « Contrairement à d’autres artistes pendant la pandémie, j’ai tenu mon public en haleine et en feu. »

Pourquoi Pépé, si enthousiaste quant au potentiel de Twitch, fait-il bande à part ? Il invite d’abord ses collègues à se « botter le cul », mais il se ravise.

« Ce n’est vraiment pas pour tout le monde. On va se le dire, physiquement et mentalement, c’est éprouvant. Moi, je suis riche de mon bagage, ça fait 20 ans que j’écris des tounes et que j’en apprends. J’ai un millier de tounes dans ma tête, que je peux sortir sur le fly. On joue du Pépé, mais on joue aussi n’importe quoi. On part vraiment sur la grosse go. »

Sabrina Halde et Jay Scott

Devenir son propre patron avec Patreon

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’ex-chanteuse du groupe Groenland, Sabrina Halde, que l’on voit avec son complice Jean-Vivier Lévesque

La plateforme californienne Patreon a été cofondée en 2013 par le musicien Jack Conte, qui cherchait un outil pour mettre en relation les artistes et des donateurs récurrents. Pomplamoose, le duo qu’il forme avec sa femme, Nataly Dawn, encaisse aujourd’hui plus de 22 000 $ sur une base mensuelle en échange de contenus exclusifs quasi quotidiens.

Patreon, particulièrement populaire auprès des baladodiffuseurs, accueille un nombre grandissant de musiciens québécois. « Je suis fan de podcasts québécois, lance le populaire chanteur Jay Scott, originaire de Terrebonne. J’ai voulu adapter le modèle à la musique. Au lieu de donner accès à des épisodes avant qu’ils sortent, je donne accès à des chansons. »

Le rappeur, dont l’extrait Copilote (avec FouKi) s’est récemment faufilé au sommet des palmarès radio, offre deux types d’abonnements mensuels : l’un à 4 $, qui permet d’écouter les pièces avant leur sortie officielle, l’autre à 7 $, qui donne aussi accès à des « reprises exclusives » et à des « tutos complets ». Ses abonnés lui rapportent plus de 600 $ chaque mois, un intéressant revenu d’appoint.

C’est la somme qui fait en sorte que j’ai pu me consacrer 100 % à la musique. Le petit edge qui me manquait pour faire l’épicerie, c’est Patreon qui me le paie.

Jay Scott

Les chanteuses Sarah Toussaint-Léveillé et Sabrina Halde tentent elles aussi l’expérience. Cette dernière a récemment ouvert sa Maison des Géraniums. Les niveaux d’engagement (5 $, 8 $ ou 20 $ par mois) sont récompensés par des vidéos musicales, des capsules sur ses passions parallèles et des entretiens variés. L’ex-voix de Groenland donne l’image d’un « jardin communautaire », où elle fait fleurir sa création et cultive ses passe-temps.

« Ça me permet d’explorer d’autres choses, explique la nouvelle résidante de Chertsey, dans Lanaudière. Dans l’industrie, il faut tellement que tu travailles à être populaire, à faire de l’argent. Tu oublies que tu as sûrement plein d’autres passions. Patreon, ça me permet de faire de la musique, mais aussi de faire des vidéos pour parler de semis. Je n’ai rien à prouver, sauf peut-être de montrer que c’est possible d’être bien en faisant de l’art. »

Sabrina Halde explique que son projet Patreon fait partie d’un « processus de guérison » par rapport à l’industrie. « Il y a un côté gaspillage des ressources, note-t-elle. C’est super lourd : faire un clip, les hôtels, les tournées. » La voilà maintenant connectée avec « une petite communauté », sans intermédiaires et sans pression.

La chanteuse Safia Nolin s’est elle aussi jointe à Patreon dans les dernières semaines.

Frais pour les créateurs : au moins 5 % des revenus d’abonnements ainsi que d’autres frais de service

Misteur Valaire

Les leçons de Ghoster

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le groupe québécois Misteur Valaire photographié en 2013

Le financement participatif n’est pas une avenue nouvelle pour les créateurs. On lui doit autant la construction de la statue de la Liberté, défendue auprès des classes moyennes par Joseph Pulitzer en 1883, que l’émergence de plateformes comme Kickstarter et Indiegogo au tournant des années 2010.

Le principal attrait — et la principale nouveauté — des abonnements proposés par Le 360, Twitch et Patreon est dans la récurrence des dons. Les collectes de fonds ponctuelles, quoique souvent lucratives, n’assurent aucune pérennité aux artistes.

Déjà en 2014, le groupe sherbrookois Misteur Valaire — aujourd’hui Valaire et Qualité Motel — inaugurait la plateforme Ghoster, mot-valise de « ghost » (fantôme) et « partner » (partenaire). Des contenus exclusifs et des privilèges étaient offerts aux fans en contrepartie d’un abonnement mensuel.

L’idéateur du projet et ex-agent du quintette électro-pop, Guillaume Déziel, se réjouit que « les artistes se réveillent finalement », notamment en raison de la pandémie.

« L’ennui, avec un modèle comme Le 360, c’est que tu te mets dans une situation où tu dois créer des contenus sans cesse pour tes fans », nuance-t-il.

Or, « un tiers des fans veulent juste t’aider sans rien en échange », a-t-il observé au terme de l’expérience Ghoster. « C’est la proportion des gens qu’il a fallu désabonner nous-mêmes. On leur écrivait sans cesse. Ce n’est pas du monde qui était dans la lune : ils voulaient continuer de soutenir le band. »

Les deux autres tiers, dit-il, « cherchaient le deal : un accès au lancement, des billets moins chers pour le Métropolis… »

À l’époque, Ghoster a coûté 29 000 $, « sans aucune criss de subvention », et il a fallu environ deux ans pour faire des revenus équivalents, raconte Guillaume Déziel.

Guillaume Déziel aurait bien aimé que l’outil soit adopté — et donc acheté — par d’autres artistes. « Notre objectif, idéalement, était de coder la technologie et de reproduire le modèle pour d’autres. On avait passé vraiment proche de le faire pour Klô Pelgag. »

Sans cette soupape, l’équipe de Misteur Valaire « n’avait plus les reins assez solides » pour maintenir Ghoster en vie. Patreon, quoique méconnue à l’époque, aurait peut-être été une carcasse plus intéressante, croit-il aujourd’hui. Dans tous les cas, il espère que les créateurs pourront de plus en plus s’affranchir des subventions, et donc des intermédiaires qui y sont admissibles.

« Si les Patreon et les 360 de ce monde permettent aux musiciens d’être moins plogués sur les mamelles de l’État et d’être plus plogués sur le marché, ça leur donne vraiment une indépendance. Ça leur permet aussi de ne pas signer au passage des papiers où ils se font déposséder de leurs droits d’auteur, de leurs droits d’enregistrement, etc. », lance Guillaume Déziel.

Au risque de se faire des ennemis dans les maisons de disques, Guillaume Déziel croit que l’avenir réside dans un sociofinancement où les fans deviendraient tous coproducteurs.

« C’est eux autres qui participeraient au risque de la création, au risque de la commercialisation, explique-t-il. Mais le juste retour, ce ne serait pas genre un CD autographié, deux goodies, trois coupons de bière et un high-five au lancement. Ce serait de participer aux revenus de l’artiste sous forme de dividendes. »