Entre le 5 février et le 4 juin 2017, les lobbyistes de Netflix ont eu pas moins de cinq rencontres avec Patrimoine canadien, le ministère dirigé par Mélanie Joly. Au total, Netflix a pu compter sur le pouvoir de persuasion de quatre lobbyistes, dont Reed Hastings lui-même, PDG de l'entreprise. Il était assisté par Leonard St-Aubin, fonctionnaire à la retraite, et par deux lobbyistes de chez Environics.

C'est Hastings et St-Aubin qui ont obtenu le plus grand nombre de rencontres avec le gouvernement, et tout particulièrement avec Patrimoine canadien. Le registre des lobbyistes, dont les données sont publiques, révèle que le PDG de Netflix a rencontré Mélanie Joly à deux reprises, mais il a vu sa chef de cabinet, Leslie Church - une ancienne de chez Google -, à quatre reprises, le 5 février, le 5 mars, le 4 mai et le 4 juin 2017.

À noter que le sous-ministre Graham Flack a participé à deux rencontres, en février et en juin. Or, en juin, le sous-ministre envoyait une note à Mélanie Joly pour la mettre en garde contre les risques d'iniquité fiscale qu'engendrait le cas Netflix, qui n'a jamais perçu de TPS, contrairement à ses concurrents locaux.

Dans cette note relayée par Le Devoir, le sous-ministre écrivait : « Quand les taxes ne sont pas perçues, cela représente une perte significative de revenus pour le gouvernement. Mais aussi cela crée un désavantage compétitif inéquitable pour les fournisseurs numériques du marché local. »

Mélanie Joly semble avoir fait la sourde oreille à la mise en garde du sous-ministre.

Ce même 4 juin 2017, Hastings et St-Aubin franchissaient le seuil du bureau du premier ministre, Justin Trudeau, pour y rencontrer son conseiller politique, Maxime Dea.

Ajoutez à cela au moins une rencontre avec Affaires mondiales Canada, et on se retrouve devant un lobbyisme très actif, surtout si on le compare avec les rencontres qui ont eu lieu avec les représentants du milieu culturel québécois.

À titre d'exemple, au registre des lobbyistes, on ne note qu'une rencontre du PDG de Québecor, Pierre Karl Péladeau, avec Mélanie Joly et sa conseillère Soraya Martinez, le 9 décembre 2016, et une autre rencontre, le 12 mai 2017, sans la ministre, mais avec Mme Martinez et Caroline Séguin, directrice des politiques de Patrimoine canadien.

Susan Smith, lobbyiste de l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision, a obtenu une séance à Patrimoine canadien, mais sans la ministre Joly. Solange Drouin, directrice de l'ADISQ, a eu plus de chance, puisqu'elle a pu rencontrer Mélanie Joly le 2 avril 2017.

Reste que le grand gagnant du nombre d'entrées et de rencontres est BCE, à qui appartient CraveTV, l'un des pendants canadiens de Netflix. En 2017 seulement, son PDG George Cope a eu dix rencontres avec Patrimoine canadien, dont deux avec la ministre Joly, une avec le ministre des Finances Bill Morneau le 23 février et une avec Justin Trudeau lui-même, le 20 juillet.

Ces rencontres n'ont toutefois pas réussi à faire pencher la balance en faveur des fournisseurs numériques du marché local. De tous les géants du numérique rencontrés par la ministre et ses conseillers, seul Netflix a été dispensé de prélever la TPS sur ses abonnements au Canada.

Au bureau de la ministre Joly, le porte-parole Simon Ross a expliqué que Patrimoine canadien et la ministre Joly avaient eu ces rencontres avec Netflix afin de mieux comprendre les enjeux numériques et de s'assurer que la culture canadienne y soit bien diffusée.

Mais comment expliquer qu'après ces rencontres et ces séances d'information répétées, la ministre a cru bon de faire le voyage en Californie au siège social de Netflix ? N'avait-elle pas encore compris les enjeux ?

Quant au petit nombre de rencontres avec les intervenants du milieu culturel québécois, le porte-parole a fait valoir que la ministre était souvent sur le terrain au Québec, où elle avait des contacts directs avec divers intervenants.

Lundi prochain, la ministre Joly sera de retour au Québec à l'invitation de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Elle présentera à la Société des arts technologiques (SAT) sa vision des industries culturelles et créatives dans un monde numérique.

Ce sera une de ses premières sorties publiques depuis la crise Netflix. Et la ministre va devoir fournir des arguments plus que solides pour convaincre l'auditoire que dans un monde numérique en pleine mutation, elle cherche avant tout à protéger notre identité culturelle, plutôt qu'à faciliter l'implantation des géants numériques étrangers chez nous.

PRÉCISION : «Dans sa chronique parue le 26 octobre, notre chroniqueuse Nathalie Petrowski fait état de rencontres entre Pierre Karl Péladeau et des représentants de Patrimoine Canada. Or, si le registre des lobbyistes fait bien mention du nom des dirigeants des compagnies, cela ne signifie pas qu'ils sont présents aux rencontres avec le gouvernement. Ainsi, Québecor tient à préciser que M. Péladeau n'a participé à aucune de ces rencontres. Le PDG de Netflix Reed Hastings a quant à lui été représenté par Ted Sarandos dans les rencontres entre Netflix et Patrimoine Canada.»