L'an dernier, Hasnain Kazim, correspondant en Turquie de l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, demande le renouvellement de sa carte de presse turque, une formalité d'habitude. Mais sans réponse pendant trois mois et ne pouvant travailler, il est contraint de quitter le pays.

Embûches administratives, refoulements à l'arrivée ou, au contraire, interdictions de quitter le territoire: nombre de reporters et d'ONG soulignent les conditions de travail de plus en plus difficiles pour les journalistes étrangers en Turquie.

Refuser la carte de presse turque aux correspondants permet d'envoyer «un avertissement clair aux journalistes pour qu'ils fassent attention à ce qu'ils écrivent», estime M. Kazim, joint par téléphone à Vienne, où il travaille désormais.

«On m'a dit d'attendre, que mon dossier était à l'étude», raconte-t-il, «je ne pouvais plus me déplacer là où il faut une carte de presse». En mars, il fait sa valise, trois ans après son arrivée en Turquie. «D'une façon subtile, on m'a poussé hors du pays», dit-il.

La carte de presse turque, aussi connue sous le nom de «carte jaune» pour sa couleur, est indispensable pour accéder aux divers événements officiels. Sans elle, impossible également de se rendre dans des camps de réfugiés ou à la frontière syrienne, où il faut en plus une autorisation spéciale.

Un responsable gouvernemental a assuré à l'AFP que les éventuels retards dans la délivrance des visas et accréditations étaient dus à un nombre record de demandes. «Il n'y a pas de liste noire. Les gens qui passent par les voies légales ne rencontrent aucun problème», a-t-il déclaré sous couvert d'anonymat.

M. Kazim avait déjà quitté le pays une première fois en 2014 après avoir reçu des menaces de mort pour un article écrit à la suite de la pire catastrophe industrielle du pays dans la mine de Soma le 13 mai (301 morts). Il y avait cité un mineur qui insultait M. Erdogan.

«La situation était déjà mauvaise pour les journalistes locaux, maintenant les choses empirent pour les journalistes étrangers», déplore-t-il.

«Espionnage»

La Fédération européenne des journalistes (FEJ) s'est dite la semaine dernière «extrêmement préoccupée» par la dégradation des conditions pour les correspondants étrangers, déplorant l'attitude «inacceptable» de la Turquie, pays officiellement candidat à l'Union européenne et qui pointe à la 151e place sur 180 au dernier classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF).

Le président Recep Tayyip Erdogan est accusé par ses détracteurs de vouloir museler toute voix dissidente en Turquie au prix d'atteintes aux libertés d'expression et de la presse. Les procès pour «injure» envers le chef de l'État se sont multipliés, avec près de 2000 procédures judiciaires visant aussi bien artistes et journalistes que simples particuliers.

Une journaliste néerlandaise d'origine turque, Ebru Umar, a passé plusieurs heures en détention dimanche pour des tweets jugés insultants envers M. Erdogan. Remise en liberté, elle n'a pas le droit de quitter le territoire.

La semaine dernière, le chef du bureau de l'agence de presse russe Sputnik en Turquie, Tural Kerimov, a été refoulé à son arrivée à Istanbul et Volker Schwenck, correspondant au Caire de la chaîne allemande ARD, a été placé en détention, puis expulsé.

Le porte-parole du gouvernement, Numan Kurtulmus, a évoqué lundi des «raisons de sécurité» sans élaborer. Peu avant, un journaliste américain, David Lepeska, était brièvement détenu à l'aéroport Atatürk d'Istanbul, puis expulsé vers Chicago sans explications.

«Il sera bientôt plus facile de compter les journalistes étrangers autorisés à entrer en Turquie que ceux qui sont refoulés», s'est alarmée l'ONG Reporters sans frontières (RSF).

Les ONG reprochent aux dirigeants européens de fermer l'oeil sur ces violations afin de garder la Turquie à bord d'un accord controversé visant à stopper l'afflux de migrants vers l'UE qu'Ankara menace de ne plus respecter.

Dans une lettre adressée à Angela Merkel vendredi, Can Dündar, un journaliste turc qui risque la prison à vie pour «espionnage» et «tentative de coup d'État», interpelle la chancelière allemande: «Il y a une bataille entre les démocrates et les autocrates en Turquie», écrit-il. «Allez-vous prétendre encore une fois qu'il n'y a pas de répression ici?»