Avec La vengeance du petit Grégory, Grégory Lemay critique de manière oblique un monde littéraire obsédé par le vécu. Mais l’écrivain, qui publie depuis 25 ans, ajoute surtout un autre roman un peu dingo à son œuvre patiente et sans pareille, qui aime toujours mieux suggérer et doucement dérouter que tout dire.

Le livre s’intitule La vengeance du petit Grégory, mais ce titre est davantage un leurre qu’une description juste de ce qui se trouve à l’intérieur. Peut-être même une grimace, gentille, adressée à une époque où tout, en littérature, doit tout le temps être considéré à l’aune du vécu d’un auteur.

C’est que La vengeance du petit Grégory, bien qu’en partie inspiré d’un trauma enraciné dans l’enfance, n’est pas vraiment un livre autobiographique. À peine. « Il y a dans le titre un jeu, peut-être même une forme de critique envers la littérature de témoignage », explique Grégory Lemay dans la pénombre du salon de son appartement de La Petite-Patrie.

En route vers la maison de sa mère, dans la ville de son enfance, un homme raconte à sa blonde l’agression qu’il a vécue dans un bois, alors qu’il était encore gamin. Puis il y ajoute le récit, d’abord crédible, puis un peu moins, du couteau qu’il aurait enfoncé dans la gorge de son bourreau, afin de se venger.

« Mais c’est surtout une critique de la réception, de ce qu’on fait d’un livre », poursuit doucement Lemay en sirotant sa bière, sous le regard d’une photo du père de sa coloc, accrochée au mur.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Grégory Lemay

 C’est une sorte de cri : Heille, pourquoi est-ce qu’il faut tout le temps qu’un roman ait une fonction autre que littéraire, une utilité sociale ? Est-ce qu’on peut encore considérer un roman comme un objet esthétique sans chercher la révélation choquante qu’il contient, le scoop ?

Grégory Lemay

Même dans l’espace du roman, un flou persistera donc : ce meurtre a-t-il bel et bien eu lieu ? « Et c’est très important, ce flou, plaide l’écrivain, parce que c’est exactement le sujet du livre : la mémoire, ce qu’on pense avoir vécu, ce qu’on aimerait avoir vécu. C’est un livre sur la perception des choses et de soi. C’est pour ça que c’était essentiel de laisser ça ouvert, de ne pas résoudre cette énigme de l’humain qui constamment révise et change ses souvenirs. »

Déborder du concret

Il y a un petit moment que Grégory Lemay avait fait paraître un roman – c’était Le cœur des cobayes (Héliotrope) en 2016 –, au point où on pensait l’avoir perdu dans la brume. L’homme qui refuse obstinément de révéler son âge – « parce que je n’ai pas, socialement, la vie de quelqu’un de mon âge, j’aime le mouvement, j’aime sortir, j’aime aller danser, j’ai besoin de ma dose » – publie depuis déjà 25 ans : Moi non plus, son premier, date de 1999. Le roman de l’été (Leméac, 2007), sans doute son meilleur livre, sera quant à lui porté au cinéma sous le titre 1+1+1 par Yanie Dupont-Hébert (le tournage a eu lieu l’hiver dernier).

Malgré ses sept livres, Grégory Lemay n’a jamais pourtant été autre chose qu’un écrivain discret, échafaudant plaquette par plaquette une œuvre patiente, dans laquelle il fait mine de s’intéresser aux petits riens de l’existence, avant que l’image ne s’embrouille et que le réel se fasse tordre le cou, jusqu’à ce que vous vous demandiez ce que vous lisez.

Ses personnages couvent en leurs cœurs des trésors de désirs tordus et nobles, comme autant de jolies plantes vénéneuses. À l’instar de la grande école américaine de la nouvelle à la Raymond Carver, tout est toujours chez lui suggéré, évoqué, effleuré. Et tout finit toujours par devenir un peu bizarre.

« Mon réalisme décolle parfois du réel, observe-t-il. J’aime partir avec un espace, une situation très concrète, et m’y tenir pendant un certain temps, avant de le faire déborder dans le symbole, dans la fable, pour lui donner une fonction autre que la description de quelque chose du quotidien. »

La naïveté du grand Grégory

Si la création de La vengeance du petit Grégory a été si longue, c’est notamment parce que Lemay sentait la pression d’enfin publier un proverbial vrai livre de 400, 500 pages, du genre qui peut servir de butoir, alors que les siens dépassent rarement le cap des 150. Après relecture, son manuscrit méritait d’être dégraissé de moitié.

J’aime l’écriture dans laquelle il y a une tension, une électricité et je me rendais compte que cette électricité-là disparaissait en essayant de vouloir faire quelque chose de plus volumineux.

Grégory Lemay

Mais les huit ans séparant son précédent livre du nouveau s’expliquent aussi parce qu’il n’a pas été aisé d’exhumer ce trauma de sa mémoire. « Il a fallu que je travaille parcimonieusement, confie-t-il. Au début, j’aimais bien penser que de raconter ça, c’était juste un choix narratif comme un autre, mais émotivement, psychologiquement, ç’a été pas mal plus tough que prévu. J’ai eu la grande naïveté de penser qu’écrire là-dessus, ça allait me désensibiliser. »

L’écriture aura-t-elle guéri un tant soit peu la blessure ? Long silence. Rompu par une réponse sans équivoque. « Pas pantoute. Ça a juste servi à me remémorer ce trauma. Une fois aurait suffi, mais le problème avec un livre, c’est que tu l’écris, tu le lis, le relis. Si j’avais voulu régler ça, j’aurais mieux fait d’aller voir un spécialiste. Autrement dit, non, je ne crois pas aux propriétés thérapeutiques de l’écriture. »

La vengeance du petit Grégory

La vengeance du petit Grégory

Del Busso

144 pages