La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Quand j’ai vu passer cet essai, j’ai tout de suite voulu le lire parce que j’étais certain que j’apprendrais des choses. Malgré le fait que les produits de la ferme québécoise sont partout dans mon frigo et dans mon bol à fruits, j’en connais trop peu, comme bon nombre de mes concitoyens citadins ai-je l’impression, sur là d’où tout ça vient. Et je n’ai pas eu tort : Sortir du rang est à la fois un cours 101 sur la structure des fermes québécoises et un texte militant féministe prônant de nouveaux modèles de gestion de ces entreprises.

Son constat est puissant : la structure familiale traditionnelle qui met l’homme au sommet domine le modèle des fermes du Québec et invisibilise le travail des femmes. Cela n’est pas sans rappeler les premières pages du vieux livre poussiéreux Politiques, d’Aristote, où, avant de penser la hiérarchie sociale, le plus célèbre des élèves de Platon réfléchit à l’architecture d’une famille. On l’aura deviné, pour lui, une famille comporte un maître, l’homme, qui serait naturellement apte à commander, tandis que les autres, pour faire court, sont naturellement faits pour obéir. Évidemment, ça fait grincer des dents chaque fois que j’en parle, mais n’empêche, c’est encore quelque chose d’étonnamment populaire. Même chez les jeunes Québécois, qui raffolent des penseurs-youtubeurs à la Jordan Peterson et Andrew Tate. Demandez à n’importe quel prof de philo ces jours-ci dans les cégeps, et un jeune homme lui a sûrement déjà vanté un de ces masculinistes impénitents.

Il se trouve qu’ici, ai-je appris sous la plume de Francœur, l’existence d’un seul syndicat agricole accrédité, l’UPA, nous met face à une structure qui a pour conséquence collatérale la pyramide familiale de toujours. Par exemple, pour ne pas payer deux accréditations syndicales, un agriculteur au Québec inscrira souvent un seul membre de sa famille au syndicat. Vous devinez lequel s’y retrouve le plus souvent. J’ai appris ça, et j’ai compris des choses sur le Québec. Bien sûr, ce n’est pas nécessairement ce qui se produit, et il existe d’autres modèles. Et il faut aussi dire que si ça se produit, ça peut être voulu de plein gré, mais disons que ça bloque certaines avancées des femmes.

La complémentarité

Une idée phare de Francœur est de critiquer ce concept de complémentarité dans un couple dans une ferme (l’homme au champ, la femme dans la maison), parce qu’il relègue les femmes à des rôles où elles ne sont pas maîtresses de leur destin. Se « compléter » est si souvent une autre façon de hiérarchiser la famille où l’un des membres du couple s’accomplit et l’autre l’appuie dans l’ombre. Ces microstructures sociales sont précisément ce qui fait notre monde.

Combien de familles connaissons-nous où tout le monde se dit pour l’égalité des sexes, mais où clairement une personne, la femme, travaille surtout à mettre tout en place pour que brille l’homme ? Au Québec, en 2023, en ville comme à la campagne, chez les riches comme chez les pauvres.

Francœur, en bonne sociologue (et aussi descendante d’agriculteurs, est-il pertinent d’ajouter), m’a dit qu’elle ne jetterait jamais le blâme sur les individus pour la situation. Le modèle productiviste en agriculture, instauré politiquement avant la Révolution tranquille et au cœur duquel se trouvent les idées de croissance et d’exploitation des ressources, est l’autre cible majeure de l’essai. D’autres modes de production, collaboratifs et plus modestes, en harmonie avec le sol, sont plutôt souvent menés par des femmes, avance-t-elle. Ces dernières seraient moins enclines à l’exploitation de la nature (la fameuse éthique du care est évoquée deux ou trois fois). Ça donne espoir de voir du changement. Parce qu’autrement, avant la fin de la vie de mon propre fils, le modèle productiviste mènera à de sérieux problèmes à tirer quoi que ce soit de nos sols épuisés, m’a-t-elle souligné au téléphone.

Il m’est bien sûr passé par l’esprit, en lisant : est-ce un livre pour citadins qui regardent de loin la campagne ? Est-ce que la volonté de désessentialiser les rôles de genre dans une ferme est un objectif réaliste, ou celui-ci est-il voué à demeurer l’affaire de microprojets utopistes sur les bords ? En tout cas, en prônant la diversification de l’offre syndicale agricole au Québec, on ne peut que penser que ceux qui sont intéressés par ce genre de modèles nouveaux se sentiraient moins en combat pour vivre en conformité avec leurs valeurs. Et je suis certain que le bon Aristote serait d’accord avec ça, si jamais il passait par une ferme d’ici pour tremper son beigne dans un verre de lait frais. Les paniers bios dans le parc à côté de chez moi à Montréal suivent les récoltes, et redonnent au cycle naturel des choses sa juste place. La nature d’une ferme se retrouve dans la terre, et pas dans les rôles respectifs de ceux qui la cultivent.

C’est le premier livre de Julie Francœur, qui cherchait à rendre accessible au grand public le fruit de ses recherches sur le monde agricole à la maîtrise et au doctorat. Pour l’écrire, elle sortait de son emploi habituel d’éditrice. Ayant moi-même récemment fait le chemin inverse, de l’écriture vers l’édition, nous nous sommes mis d’accord sur ce beau mot face à nos nouvelles expériences, « formatrices », qui est aussi celui que me laisse en tête la lecture de cet essai.

Sortir du rang

Sortir du rang

Éditions du remue-ménage

112 pages