Peu d’écrivains ont le talent de l’Islandais Jón Kalman Stefánsson pour narrer la vie rurale à la lisière du monde.

À l’image de son inoubliable diptyque D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds et À la mesure de l’univers, Ton absence n’est que ténèbres est une saga familiale logorrhéique de laquelle il est impossible de s’extirper. On pourrait le traiter de divagation prolixe ; et pourtant, on est ensorcelé par ce chant mélancolique, incapable de s’en détacher au fil des quelque 600 pages qui relatent les choix impossibles de cinq générations.

À l’été 2020, alors que les touristes reviennent prudemment en Islande après un printemps pandémique, un homme qui a perdu la mémoire se retrouve dans une région reculée du pays. Au fil de ses conversations avec les habitants du coin, il se met à écrire l’histoire de leurs ancêtres pour que les morts ne soient jamais oubliés. Ainsi, le narrateur remonte plus d’un siècle de gens qui ont lu, vécu, aimé, trahi et trépassé. Il y a Aldis, qui a quitté Reykjavik pour être avec l’homme dont elle est tombée amoureuse. Ou encore Eirikur, qui a parcouru le monde avant de retourner chez les siens. « Celui ou celle qui se coupe de ses racines, qui les perd et fuit son passé, n’a plus nulle part où aller », écrit Stefánsson.

Dans ce fjord « à l’écart du monde », qui retient captif et apaise en même temps, la vie coule à un rythme distinct, à mille lieues des mutations qui transforment l’Europe à la même époque. Le texte est émaillé de phrases qu’on a envie de souligner et de relire – « même en plein soleil, nous abritons en nous des vallées de ténèbres » –, magnifiquement traduit par Éric Boury, qui est considéré comme l’un des plus grands passeurs de la littérature islandaise. Il a d’ailleurs été couronné du Grand Prix de traduction de la Société des Gens de Lettres à la parution de D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds.

Traversé de part et d’autre par la pensée de Kierkegaard comme de la musique de Bob Dylan, Leonard Cohen, Les Beatles et Nick Cave, parmi tant d’autres, ce roman, qui a remporté le Prix du livre étranger 2022 France Inter/Le Point, sonde l’histoire de ces hommes et de ces femmes qui ont dû prendre des décisions déchirantes – partir, se résoudre à son destin ou abandonner – et explore les paradoxes de l’existence avec une universalité qui dépasse les frontières d’une époque ou d’un territoire.

Ton absence n’est que ténèbres

Ton absence n’est que ténèbres

Grasset

608 pages

8/10