Depuis plus de 30 ans, l'artiste Dominique Blain s'intéresse aux guerres, aux conflits civils, à la militarisation à outrance, aux mines antipersonnel et à leur triste cortège de victimes. Son art est résolument politique. Or, bien que cette fille de Rosemont n'ait jamais connu la guerre et qu'elle soit une pacifiste dans l'âme, il n'y a pratiquement aucun symbole ou image pacifiste dans son oeuvre. Pourtant, le jour de notre rencontre à la galerie antoine ertaskiran, à un jet de pierre de L'Arsenal, dans Griffintown, l'artiste portait un signe ostentatoire des plus pacifistes.

Je ne l'ai pas remarqué tout de suite, trop occupée à admirer la poignée d'oeuvres dérangeantes de sa nouvelle exposition qui porte le titre évocateur Blanc de mémoire.

C'est plus tard que la singularité de son carré de soie noir, de la même taille qu'un carré Hermès, m'a frappée. Le foulard aux jolis motifs blancs, dessiné par Blain pour une expo collective de femmes, date de 2006. «À l'époque, le débat sur le voile faisait rage en France, mais pas ici. J'ai imaginé un foulard où tous les symboles religieux du monde vivraient en harmonie sur le même bout de tissu.»

Partagée

Dominique Blain a fait exprès de porter ce foulard le jour de notre rencontre. Les Janettes venaient de s'inviter dans le débat sur la Charte et l'artiste avait deviné que le sujet arriverait sur le tapis.

«J'attendais ta question, me lança-t-elle en dénouant le carré de soie. Ce foulard est une sorte de réponse. En même temps, je suis partagée sur la question. D'un côté, j'ai un problème avec toutes ces religions faites par les hommes où la femme n'est jamais valorisée. De l'autre, je trouve que nous sommes très mal placés pour dire aux femmes voilées quoi faire.»

Décombres, une des oeuvres de sa nouvelle expo, met en scène ses propos. À l'intérieur d'une boîte lumineuse, on aperçoit un magnifique paysage désertique d'où s'élèvent des rocs montagneux couleur charbon. Mais lorsqu'on s'approche de l'oeuvre, on découvre le subterfuge: les montagnes sont en réalité un collage de photos de femmes, pour la plupart voilées et victimes de tragédies dans leurs pays. C'est une oeuvre à la fois belle et dérangeante, comme tout ce que fait Dominique Blain.

Déjà en 2004, lors d'une vaste rétrospective que lui consacrait le Musée d'art contemporain de Montréal, qui mettait en vedette son fameux tapis persan à motifs de mines antipersonnel, Dominique Blain disposait dans son atelier de dizaines de caisses de photos d'actualité et de coupures de journaux. C'est encore vrai aujourd'hui.

Armée des photos de l'ONU

Certains artistes partent dans des contrées lointaines et hostiles armés d'une caméra ou d'un appareil photo. Dominique Blain, elle, voyage à travers les photos des autres.

«Je pourrais aller sur les lieux de ces guerres et de ces désastres, dit-elle, mais ce n'est pas ça, ma vie. Je me vois plutôt comme un transmetteur et une archiviste. Les photos que j'utilise dans mon travail ont été oubliées, jetées aux poubelles. Certaines proviennent des tiroirs de l'ONU quand il était encore possible d'y avoir accès. Il est important pour moi de les remettre à l'avant-scène.»

La pièce Portrait de famille est le meilleur exemple des miracles que Dominique Blain peut faire avec une banale photo. Dans ce cas-ci, il s'agit d'une photo générique des principaux chefs d'État du G8, prise lors de leur dernière réunion en Russie. Grâce au numérique, Blain a multiplié les impressions au jet d'encre. Le résultat ressemble à un tableau peint, et non pas numérisé, peuplé de figures floues et fantomatiques. Les visages sont brouillés, mais on finit par reconnaître les chefs d'État, sans vraiment les reconnaître. «Ça fait 25 ans que je cherche à faire quelque chose sur les puissants du G8. Quand on pense que cette photo a été prise quelques semaines seulement après le massacre des enfants en Syrie, c'est difficile de ne pas être révolté. Ces gens-là ont le pouvoir d'arrêter les massacres, et ils ne le font pas.»

Retour à Montréal

Dans les années 90, l'art politique était très à la mode. Dominique Blain vivait à l'époque à Los Angeles, où l'art engagé explosait un peu partout. Elle était représentée par une galerie de Santa Monica, gagnait bien sa vie, mais la crise économique est venue gâcher la fête. Lasse de vivre dans une ville atomisée où on ne peut aller à pied nulle part et où les rapports humains sont superficiels, elle est revenue à Montréal.

«J'ai continué à faire ce que j'avais à faire, peu importe si l'art politique n'était plus à la mode. Lâcher le politique? J'en serais incapable même si j'estime qu'il y a aussi beaucoup de poésie et de retenue et rien de très sensationnaliste dans ce que je fais.»

Son sens inné de l'esthétisme et son imaginaire foisonnant sont sans aucun doute ce qui a permis à Dominique Blain de gagner plusieurs concours d'art public. Ses plus imposants sont la verrière de la Maison symphonique, l'oeuvre en verre Mirabilia à l'extérieur de la nouvelle aile du Musée des beaux-arts de Montréal, la marquise du Théâtre d'Aujourd'hui ou le lustre au plafond du hall du TNM, conçu à partir d'une coupe d'ADN. Blain a aussi gagné le concours pour la nouvelle aile d'oncologie de l'Hôpital juif de Montréal.

Dans un immense mur de pierre, elle a incrusté une série d'images lumineuses de fleurs et de bourgeons sur fond de trépidation urbaine parce que même si, pour ceux qui souffrent du cancer, la fin du monde est imminente, la vie continue.

Dignité retrouvée

La première fois que j'ai entendu parler de Dominique Blain, c'était de la bouche du cinéaste Jean-Jacques Beineix qui voulait réaliser un documentaire sur les artistes engagés. Dominique Blain en faisait partie. En fin de compte, le film n'a jamais vu le jour, mais tous deux sont restés amis. Dernièrement, le Musée des années 30 à Paris a organisé une expo autour de Beineix. Parmi ses objets personnels exposés, Dominique Blain a été touchée de voir une de ses oeuvres: le photomontage d'un gamin pakistanais portant une charge de briques sur sa tête avec les gratte-ciel de Montréal en toile de fond.

Grâce à Dominique Blain, ce gamin et des centaines d'autres enfants, croqués un jour par l'actualité puis oubliés et effacés, retrouvent une dignité. Cela ne change pas leur vie, mais au moins, et c'est le but, cela change le regard que nous portons sur eux.