En achetant l'édifice abandonné de la Holland Crystal, rue Saint-Pierre dans le Vieux-Montréal, Phoebe Greenberg n'avait pas de projet précis, sinon de filmer la démolition de ses quatre étages. Mais ce qui a débuté comme une vidéo d'archives est devenu Next Floor, tour de force réalisé par Denis Villeneuve et primé dans plusieurs festivals. Chez Phoebe Greenberg, les idées floues se muent souvent en résultats fulgurants comme en témoigne son nouveau projet: le Centre Phi.

Phoebe Greenberg est une femme de peu de mots, mais de grands gestes. À la mort de son père Irving Greenberg, un promoteur immobilier de la région d'Ottawa, fondateur du groupe Minto qui a succombé à un cancer à 62 ans, Phoebe est devenue plusieurs fois millionnaire. C'était en 1991. L'ex-étudiante en théâtre de Concordia, également diplômée de l'École de théâtre Jacques Lecoq à Paris, commençait à peine sa vie d'adulte.

Elle aurait pu profiter de son héritage pour disparaître dans un paradis fiscal et se la couler douce sous les tropiques jusqu'à la fin de ses jours. Mais ce n'était pas dans sa nature ni dans celle de sa famille.

Les Greenberg d'Ottawa qui, en passant, n'ont rien à voir avec les Greenberg de Montréal, propriétaires d'Astral, sont des gens de gauche qui ont réussi en affaires et ont donné beaucoup en retour.

Son père Irving s'est présenté deux fois sous la bannière du NPD et a été battu les deux fois. À sa mort, la famille a fait un don de 11 millions à un hôpital d'Ottawa pour y créer un centre de cancérologie. Puis en 2004, la famille a accordé 2,5 millions à la Great Canadian Theater Company pour qu'elle porte le nom d'Irving Greenberg.

Sa mère Shirley, avocate féministe, a fondé le premier cabinet spécialisé en causes féminines avant de financer un centre de femmes; le Shirley E. Greenberg Women Health Center.

«J'ai grandi à Ottawa dans une maison ordinaire, pas luxueuse du tout, au sein d'une ambiance bohème et politisée, très hippie granola», raconte Phoebe Greenberg au milieu d'une salle lumineuse, meublée de manière minimaliste au quatrième étage du Centre Phi qui a ouvert ses portes le 1er juin.

Timide

Tout de noir vêtue avec sa longue tunique froissée Marie Saint-Pierre, ses cheveux plus noirs que noirs, ses ongles rouge carmin, elle ressemble à une déesse gothique. Mais une déesse timide, qui fuit les médias, n'aime pas parler en public et encore moins d'elle-même.

Pourtant, les gestes qu'elle a faits en choisissant de s'installer à Montréal plutôt qu'à Ottawa, dans les années 90, sont éloquents. Désormais, Phyllis Lambert et Daniel Langlois ne sont plus seuls à se partager le titre de grands mécènes des arts à Montréal.

«Pourtant, plaide Phoebe, mon but, ce n'était pas d'être une mécène, une philanthrope ou d'avoir un titre quelconque, mais de faire naître un lieu de création qui répondrait aux aspirations de ce que j'imagine pour l'avenir.»

«Ce que Phoebe offre à Montréal, c'est vraiment quelque chose!», lance avec enthousiasme Monique Savoie, la cofondatrice et directrice de la Société des arts technologiques, un lieu de diffusion des arts numériques qui est complémentaire du Centre PHI.

«À la SAT, avec notre salle qui peut contenir plus de 1600 personnes, on est plus dans la diffusion alors que le centre de Phoebe, avec ses studios de son, de cinéma et de web, est plus dans la production. Je connais un peu Phoebe, je trouve merveilleux ce qu'elle fait et je la vois comme faisant partie des grandes bâtisseuses du XXIe à Montréal avec Phyllis Lambert, Nathalie Bondil et Caroline Andrieu de la Fonderie Darling», ajoute Monique Savoie.

Choisir Montréal

Phoebe Greenberg aurait pu choisir n'importe quelle ville du monde pour lancer ses projets. Elle a choisi Montréal pour plusieurs raisons: «Pour l'énergie, affirme-t-elle, pour le côté innovateur, pour son ouverture aux artistes et parce que je sens chez la population une réelle soif d'art, de culture et de nouveauté.»

Après avoir fondé une petite troupe vouée au théâtre absurde, Diving Horse Creations, Phoebe Greenberg s'est lancée dans de gros travaux de rénovation sur un premier édifice du Vieux-Montréal qui est devenu DHC-Art, un lieu de diffusion d'art contemporain.

Au cours des cinq dernières années, les Montréalais ont pu voir gratuitement à DHC-Art les oeuvres des grosses pointures de l'art contemporain comme Sophie Calle, Marc Quinn et, en ce moment, le Japonais Ryoji Ikeda, des artistes qui autrement n'auraient peut-être jamais été présentés aux Montréalais.

Pendant qu'elle rénovait l'édifice de la rue Saint-Jean dans le Vieux-Montréal, Phoebe Greenberg vivait rue Saint-Pierre. Ses fenêtres donnaient sur un immense édifice - une ancienne fabrique de lustres et de vases en cristal - complètement placardé. L'édifice l'intriguait et quand une pancarte «À vendre» a surgi sur sa façade, elle s'est précipitée pour faire une offre. Mais que faire avec ce mastodonte de 8000 pieds carrés par étage?

En attendant de trouver la réponse, Phoebe a commandé à Denis Villeneuve un court métrage sur sa démolition intérieure. Le résultat, Next Floor, un film dans lequel elle a investi de sa poche 1 million, a raflé de nombreux prix et continue, quatre ans plus tard, à être présenté dans les musées dont tout dernièrement au Smithsonian de Washington.

Créer l'art de demain

Le Centre Phi, qui a ouvert ses portes le 1er juin, est son nouveau bébé: un bébé impressionnant, polyforme, pluridisciplinaire et convergent, à la fois studio de son, labo web, salle de cinéma et de spectacle. À côté de ce palais minimaliste à la fine pointe technologique, le complexe Excentris, qui fut pourtant le navire amiral du numérique montréalais, est un dinosaure.

«Pour tout dire, ajoute Phoebe, nous n'avons pas encore fait le tour ni même imaginé toutes les possibilités technologiques, artistiques et numériques que le Centre Phi va nous permettre d'explorer. C'est vraiment le début d'une longue aventure qui j'espère me survivra et trouvera son plein potentiel auprès des générations futures.»

Sans doute parce qu'elle est la mère d'un gamin d'à peine 10 ans, la mécène est très préoccupée par ce que la société d'aujourd'hui laissera en héritage à ses enfants. S'ajoute à cette préoccupation son désir de donner des outils aux jeunes artistes émergents pour les aider à créer l'art de demain. «Les jeunes, si on leur donne les moyens, ils savent quoi faire avec. Les outiller, c'est la meilleure façon d'assurer une transmission».

Dernièrement, Phoebe Greenberg, a été nommée par le gouvernement québécois pour siéger au Conseil des arts et des lettres du Québec, le CLAQ. Elle affirme que l'invitation l'a remplie de fierté, mais qu'elle l'a néanmoins déclinée à regret en raison de ses trop nombreuses obligations au Centre Phi.

Je lui demande si le Centre Phi est inspiré d'un lieu qui existe déjà quelque part dans le monde. Elle me cite spontanément la Gaîté lyrique à Paris, un ancien théâtre d'opérette qui a été rénové par la Ville de Paris à grands frais (85 millions d'euros) et qui s'est mué en spectaculaire palais des arts numériques. Le Centre Phi est en quelque sorte son petit cousin, plus modeste, mais aussi, plus humain.

«Je veux que les gens viennent au Centre Phi et qu'ils s'y sentent à l'aise comme dans une maison. Le centre n'est pas une institution, c'est un lieu à échelle humaine. Le seul vrai luxe ici, ce sont les filages dans les murs. Pour le reste, c'est un lieu de lumière, d'espace, un lieu fluide comme je les aime.»

Le Centre Phi sera en rodage tout l'été, mais ouvert quand même pour des conférences ou des expos. Les grands travaux sont terminés. La vraie aventure commence. Phoebe Greenberg ne sait pas de quoi l'avenir du centre sera fait. Chose certaine, elle ne prévoit pas quitter le navire ni déménager sous les tropiques avant longtemps.