Après des décennies en prison, un vieil homme retrouve la Main où il a passé sa jeunesse considérablement transformée, et il croise une jeune fille qui est en train de s'y abîmer.

Bio de l'auteur : Depuis 15 ans, Pierre-Léon Lalonde est chauffeur de taxi la nuit... et écrivain au quotidien. Il est l'homme derrière le très populaire blogue Un taxi la nuit (http://taxidenuit.blogspot.com/), dont les meilleurs billets ont été rassemblés en deux livres dans la collection Hamac-Carnets.

Source : Cet été, de nombreux articles ont été consacrés aux multiples transformations que subira la rue Saint-Laurent pour accueillir le nouveau Quartier des spectacles.

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Après avoir aidé le vieil homme à monter dans la voiture, le chauffeur de taxi se redresse sur sa banquette et ajuste son rétroviseur pour pouvoir regarder de plus près l'homme qui vient de lui dire sa destination. Il n'a certainement pas le profil type du client qu'il conduit habituellement à cet endroit. À vue de nez, il doit avoir ses 75 ans bien sonnés.Le chauffeur remarque aussi les quelques cicatrices qui se mêlent aux rides et aux crevasses du visage du vieux. Un paysage que le temps a bien érodé. Pourtant, ce que le chauffeur remarque surtout dans l'image que son miroir lui renvoie, c'est l'intensité du regard de cet homme. Deux yeux d'un bleu aussi profond que le plus creux des océans. Un regard qui lui fait détourner le sien et qu'il reporte sur la route qui défile devant lui.

- Il y a un endroit en particulier où vous voulez que je vous dépose sur la Main?

- Ça fait un sacré bout de temps que je n'y ai pas mis les pieds. Qu'est-ce qu'il y a de bon de ce temps-là?

- De bon? De bon? Ça dépend de ce qu'on recherche?

Le chauffeur laisse sa phrase en suspens, dans l'attente d'une réponse de son passager. Ce dernier reste pourtant silencieux. Son regard s'est tourné vers les trottoirs, mais les images qui défilent dans sa tête lui viennent d'un passé depuis longtemps révolu.

Assis sur la banquette arrière du taxi, Léo Patenaude fait un voyage dans le temps. Il tente de calculer le nombre d'années qu'il n'a pas mis les pieds sur ce boulevard qui a fait de lui ce qu'il est devenu. À une certaine époque, il en connaissait tous les recoins. Les petits bordels, les maisons de jeu, les bars clandestins, rien dans le Red Light n'était un mystère pour lui. Il savait les noms de toutes les personnes qui gravitaient dans sa périphérie. De la plus illustre vedette de cabaret au plus petit concierge de casse-croûte en passant par les piliers de taverne, les chefs de la pègre, les policiers corrompus, les filles de joie, les musiciens de music-hall, les vendeurs d'opium et ceux de hot-dogs du Montréal Pool Room. Autant de visages et de souvenirs qui se bousculent dans la tête de Léo.

- Vous me dites que ça fait longtemps que vous n'êtes pas allé sur le boulevard Saint-Laurent?

- Ça doit ben faire autour de 45 ans.

Estomaqué, le chauffeur pousse un long sifflement admiratif avant d'ajouter :

- Vous allez trouver que ça a pas mal changé depuis le temps.

- J'en doute pas, j'en doute pas, répond Léo qui retourne à ses rêveries.

Le feu vient de tourner au rouge et le flot de véhicules s'arrête au coin de Saint-Denis et Sherbrooke. La jeune punk se lève du trottoir, empoigne son squeegee et se penche sur le pare-brise d'une petite voiture rouge dans laquelle se trouve un moustachu. D'expérience, elle sait que c'est le genre de type qui va probablement lui demander si elle suce. En lui souriant juste ce qu'il faut, elle devrait lui soutirer un gros deux.

Pourtant, celui-ci est d'un genre un peu plus particulier. Il attend qu'elle soit bien penchée sur l'auto pour activer le jet de son liquide lave-glace. La punk en reçoit une bonne giclée dans le visage et avant même qu'elle réagisse, les voitures se remettent à avancer. Elle tente de frapper la voiture avec son pied, mais elle manque de le perdre et reprend juste à temps son équilibre pour éviter un cycliste qui la frôle.

Outrée, elle revient sur le trottoir où l'attendent trois autres punks qui sont assis contre un muret de béton. Abêtis par la chaleur, les émanations d'essence et la drogue, ils n'ont même pas réagi à l'affront que vient de subir leur camarade. L'un d'eux vient en rajouter en lui lançant :

- Coudon, Marie? Viens-tu de te faire éjaculer dans face?

Les trois punks affalés s'esclaffent idiotement. Marie les regarde se foutre de sa gueule et décide que c'en est assez. Elle prend son perfecto et son vieux sac à dos où se retrouvent quelques vêtements et son carnet de dessins. Animée d'une colère à peine contenue, elle se met à descendre la côte de Saint-Denis vers le Quartier latin.

Elle n'a pas cent mètres de fait quand elle réalise qu'elle a oublié sa part des recettes. Elle lâche un «tabarnaque» de frustration, car elle n'a plus un sou en poche et déjà, elle sent son estomac qui se noue. Il lui reste une couple de caps d'acide et de quoi se rouler quelques joints. Triste consolation pour une nuit qui risque d'être plutôt longue.

Au coin de la rue Ontario, elle entre dans une pizzeria et se dirige rapidement vers les toilettes au sous-sol. Sans se soucier d'une cliente qui s'y trouve déjà, elle ôte son t-shirt et le mouille sous les robinets. Elle le prend pour laver sommairement son visage et pour ôter le noir qui a coulé de ses yeux. Dans le miroir, elle tente un sourire qui se crispe aussi sec. Elle n'en peut plus.

De son sac, elle sort un autre t-shirt à peine moins sale et l'enfile. Dessus se trouve l'image de la pochette du premier album de The Clash. Ils n'existaient plus depuis longtemps lorsqu'elle est née, mais ça reste son vêtement fétiche. C'est Esther qui lui en a fait cadeau. Sa soeur d'armes et de drames. Cette soeur que la rue a fini par avaler.

Après s'être péniblement extirpé du taxi, Léo empoigne sa canne et paye le chauffeur qui l'aide à se remettre sur ses pattes. Debout au coin de Saint-Laurent et Sainte-Catherine, Léo reste immobile en découvrant ce qui se trouve autour de lui.

Pendant un moment, il se demande s'il est au bon endroit. L'espace béant de l'autre côté le déconcerte. Dans ses souvenirs, il revoit le Midway et son stand à journaux. Fermant les yeux un instant, il entend presque les crieurs annonçant les nouvelles de dernière heure. Quand il est arrivé ici à la fin des années 40, il y avait un magasin Woolworth où il se tient. Il porte son regard sur le coin nord-est où se trouve maintenant un restaurant de patates frites. Dans le temps, il y avait là le magasin Harrison's puis après la petite taverne du bonhomme Aubois se situait le Faisan Doré qui a changé de nom juste après pour le Café Montmartre. La place des Cotroni.

Autour de lui s'agite une foule qui commence à prendre place en ce début de soirée. La circulation et le bruit se font de plus en plus denses. Encore sur son coin et dans ses rêveries, Léo s'imprègne des lieux et de l'atmosphère ambiante. Un miséreux s'arrête à ses côtés en marmonnant pour explorer le contenu d'une poubelle.

- Bonsoir, mon brave! Comment ça va aujourd'hui? lui demande Léo.

Le sans-abri relève la tête. Médusé, il poursuit sa route et son baragouinage. Léo songe qu'il y a des choses qui ne changeront jamais. Comme ces deux filles qui arrivent à sa rencontre. Leurs accoutrements ne laissent pas de doute sur le métier qu'elles pratiquent. Il sait bien qu'elles ne se pratiqueront pas fort sur lui, mais il sourit de bon coeur quand l'une d'elles lui fait un peu de plat.

Attiré par la marquise du Club Soda qui vient de s'illuminer, il décide de traverser. Le pas lent de Léo le transporte des décennies dans le temps. Chaque enjambée se veut une commémoration, un rappel de ces années perdues. Il se rappelle le Crystal et son Barber Shop and Shoe Shine Parlor, il se remémore les spectacles qu'il a vus au théâtre Bijou, à l'Atlantic Palace, au Théatroscope et en d'autres lieux beaucoup moins pittoresques. Le sourire aux lèvres, Léo se souvient de l'emballement et de l'effervescence des premiers moments. Il y avait de la magie dans l'air et tout un monde s'offrait à lui. Il était jeune, fou et bien naïf.

Le crissement des freins d'un autobus qui arrive à sa hauteur le sort de sa torpeur nostalgique. Lorsque l'autobus repart, Léo remarque la suite d'édifices abandonnés et barricadés de l'autre côté du boulevard. Il songe que ça ressemble pas mal aux jours où Jean Drapeau et Pax Plante avaient fait le grand ménage dans le Red Light. À l'époque, ils avaient fait fermer des dizaines d'établissements. Plus ça change, plus c'est pareil pense-t-il.

Marie sort des toilettes, accueillie par les menaces et les réprimandes de l'employé derrière son comptoir. Elle dégage rapidement de la pizzeria en renversant une chaise et en lui faisant honneur de son plus beau doigt.

À l'extérieur, la noirceur commence à prendre place. À l'intérieur, elle l'occupe toute.

C'est au début de l'école secondaire qu'elle a fait la connaissance d'Esther. Cette-ci était entrée dans la salle de cour vêtue d'un kilt qu'elle portait avec des Doc Martens. Son t-shirt de Nine Inch Nails avait dû être lavé des centaines de fois pour avoir cette usure parfaite. Le noir de ses cheveux magnifiait son visage blafard maquillé simplement par deux traits de khôl autour des yeux.

Elles avaient alors échangé un long regard et sans un mot, Esther était venue s'asseoir à la gauche de Marie. Dès lors, une complicité intuitive s'était mise en place, elles s'étaient reconnues.

Contrairement à Esther qui venait d'une famille de vieux hippies chez qui tout était permis et rien n'était tabou, Marie avait passé son enfance en compagnie d'une mère que la religion avait rendue folle. Régie par des règles aussi strictes que débiles, la vie de Marie avait été un véritable calvaire. L'arrivée d'Esther dans son existence avait été l'élément déclencheur, la catharsis nécessaire à son épanouissement.

Durant l'année scolaire, Marie avait rapidement adopté le look et les goûts de sa compagne. Il y avait dans sa transformation une telle admiration et une telle exaltation que sa mère avait fini par se convaincre que sa fille était possédée par les démons et elle l'avait carrément reniée. Marie était alors partie s'installer dans la famille de son amie.

Les jours étaient magiques et le temps passait lentement. La mère d'Esther initia Marie à l'art, qui se découvrit un véritable talent pour le dessin. La vie aurait pu continuer ainsi longtemps si le père d'Esther n'avait pas forcé Marie à un tout autre type d'initiation.

Dégoûtées, les deux adolescentes s'étaient enfuies pour la grande ville. Elles avaient débarqué à Montréal juste à temps pour voir les feuilles sortir des arbres. Frondeuses et aventureuses, elles s'étaient rapidement liées à un groupe de jeunes punks qui squattaient un logement désaffecté du Centre-Sud. L'ambiance communautaire et libertaire qui régnait au sein du clan avait conquis Esther et Marie, qui s'étaient bien intégrées.

Tout l'été, le duo s'était installé sous le pont Jacques-Cartier pour laver des pare-brise et mendier. Leur complicité et la joie qu'elles éprouvaient d'être libres et ensemble irradiaient leurs visages et les sourires qu'elles affichaient en s'approchant des gens les disposaient à plus de générosité. Au squat, elles arrivaient toujours avec quelques petites douceurs supplémentaires et avec les surplus, elles s'offraient des petites séances dans des boutiques de tatouage ou partaient dégoter des trucs dans des friperies. Elles vivaient de doux moments d'ivresse.

Mais d'aventure en aventure, les «petites douceurs» sont devenues de moins en moins douces. Avec les premiers froids de l'hiver, les drogues dures sont apparues, les emmerdements aussi. La chimie passait moins bien.

Léo vagabonde encore dans ses souvenirs lorsque son regard est attiré par une enseigne néon qui porte le nom de l'endroit qui a disparu au coin de la rue. Un peu fatigué par sa marche, il tente une incursion au bar-salon Midway pour y boire un petit remontant. Il est à peine entré qu'une Amérindienne édentée puant la pisse et la bière tente de s'accrocher à son cou. Léo arrive à se dégager, mais l'ivrognesse rapplique en s'efforçant cette fois-ci de lui faire les poches. Malgré son âge vénérable et son apparente fragilité, Léo s'empare du bras de la femme et la repousse pour de bon. Maugréant, la chipie retourne s'asseoir à une table au fond de la salle. Léo qui en a vu d'autres, soutient avec défi les regards amusés qui se sont tournés vers lui, et avance fièrement jusqu'au bar où il commande un cognac. Une fois servi, il le cale aussi sec et repart sans se retourner.

Fouetté par le cognac et par cette petite contrariété, Léo sent la chaleur envahir son corps. Il sent également l'intense fumée de tabac qui provient d'un attroupement devant l'ancien Crystal Palace. Incommodé, il décide de poursuivre son pèlerinage vers le sud. Se retournant, il se retrouve face à face avec une grande blonde outrageusement maquillée portant une robe qui tient plus du cirque que du bal.

- Bonsoir monsieur, vous voulez signer notre pétition? lui demande cette créature qu'il devine être un homme.

Bouche bée, Léo écoute la drag-queen poursuivre son laïus à propos de la sauvegarde de la Main et de l'importance de ne pas construire n'importe quoi sur les décombres advenant la démolition du quadrilatère.

Sourire au bec, Léo lui rétorque :

- D'après ce que j'ai pu voir, ils auront pas besoin de rien démolir, ça va finir par tomber tout seul. Pourquoi exactement que ça te tient à coeur, ces ruines?

- Pour plein de raisons. Entre autres parce que je veux pas perdre mon lieu de travail, dit-elle en pointant le Club Cléopâtre.

- Vous voulez dire que vous êtes danseuse?

- Certainement, mon petit monsieur! Accompagnez-moi jusqu'au club. Je vais vous montrer ce que je sais faire!

Et voilà que Léo se retrouve bras dessus, bras dessous avec le travesti se faufilant dans la circulation en direction du Club Cléopâtre. Il lui raconte que dans son temps, l'endroit s'appelait le Canesta et que tous les petits escrocs s'y ramassaient. Il ne fallait pas être trop nerveux pour entrer là. Il se souvient particulièrement qu'après une fusillade, en juin 1960, la place avait été surnommée le Café de la Mort.

Errant dans des rues des centaines de fois arpentées, Marie regarde les véhicules qui viennent dans sa direction et seule la peur de souffrir l'empêche de se jeter devant l'un d'eux. Depuis la mort d'Esther il y a trois mois, le deuil n'a fait que s'approfondir et elle sait que le temps est venu d'aller rejoindre la seule personne qui a vraiment compté dans sa vie.

Elle pense aux semaines précédant la surdose d'Esther. En se prostituant et en revendant quelques doses ici et là, elles s'étaient trouvé une chambre minable rue Saint-André. Peu à peu, elles avaient réduit leur consommation et accumulaient lentement ce qu'il fallait d'argent pour pouvoir échapper à tout ça. Malgré tout, elles continuaient de rêver, elles continuaient de s'aimer.

Mais un matin, de retour d'une passe dans un hôtel du centre-ville où elles avaient servi d'abuse-gueule à un pervers de passage, elles avaient retrouvé leur chambre saccagée et le bas de laine envolé. Rien de surprenant avec la quantité de toxicomanes qu'il y avait autour. Ça avait démoralisé Esther au point où elle avait gravement rechuté. Marie avait tout tenté pour empêcher qu'elle s'enfonce encore plus. À bout de ressources, elle était partie pour demander de l'aide à un travailleur de rue. Quand ils étaient revenus à la chambre, Esther n'était plus. Depuis, rien ne pouvait surmonter la peine de Marie. Surtout celle de ne pas avoir été là pour l'accompagner dans son dernier souffle.

Dans la multitude de scénarios qu'elle a élaborés pour en finir, il y en a un qui se détache et qu'elle ressasse encore et encore. Elle se demande si ce n'est pas quelque chose qu'elle a vu dans un film quand elle était petite. Elle s'imagine se vidant de son sang, couchée dans une grande baignoire remplie d'eau bouillante en compagnie du fantôme d'Esther qui lui caresse la main.

Elle réfléchit qu'en vendant ce qui lui reste de dope, en mendiant un peu et en récupérant sa part des recettes de la journée, elle pourrait avoir suffisamment d'argent pour se payer une chambre avec baignoire dans un des petits hôtels miteux de la rue Saint-Hubert.

Attablé tout près de la scène, Léo regarde la blonde faire son tour de danse en sirotant un autre petit cognac. Il est stupéfait de se rendre compte que le travesti reprend un numéro qu'il a vu il y a plus de 50 ans. À l'époque, pour des questions de bonnes moeurs, on interdisait aux danseuses de finir leur spectacle avec moins de vêtements qu'au début. Lili St-Cyr, une Américaine, était devenue célèbre en contournant cette loi. Elle se présentait nue dans une baignoire pleine de bulles et avec volupté, elle se rhabillait progressivement.

Quand la danseuse termine son numéro, elle passe à côté de Léo en feignant de l'ignorer pour retourner à sa loge. Elle s'arrête quand ce dernier lui pose la main sur le bras pour l'inviter à prendre un verra à sa table. D'un geste extravagant, elle attire l'attention de la barmaid pour qu'elle vienne prendre leur commande et se retourne tout sourire vers Léo.

- T'as aimé ça, mon chou? Ça t'a rappelé des souvenirs?

- Je peux te dire que la St-Cyr aurait été fière de se voir ainsi imitée.

Le sourire de la blonde est vite estompé par la réplique de la barmaid qui arrive sur les entrefaites. Cette dernière, qui déteste au plus haut point sortir de derrière son bar pour servir les danseuses, lance pernicieusement :

- Lui, ça serait plutôt Lili seins de cire.

- Toi, de la cire, t'en as plein les oreilles.

- Pardon?

- C'est ça que je disais! Sans attendre une autre réplique, elle enchaîne:

- Je vais te prendre une margarita fraise-litchi avec double tequila por favor, ma chouette! Et puis vous, mon bon prince?

- Ben j'cré ben que je vais prendre un autre petit cognac. Ça garde jeune, comme qu'on dit!

La barmaid tourne les talons sans autre forme de cérémonie, laissant Léo et la danseuse poursuivre leur tête-à-tête.

La danseuse lui raconte comment, à l'aide de vieilles photos et de documents d'archives, elle a pu reconstituer le spectacle de cette artiste mythique. Une manière de dire ce que fut la Main d'autrefois. Elle lui raconte aussi quel chemin a pris un petit gars de banlieue pour se retrouver danseuse de cabaret.

Après que la serveuse leur eut apporté leurs consommations, c'est au tour de Léo de lui raconter une partie de son histoire :

«Quand j'étais petit gars, j'avais un oncle bootlegger qui venait faire de la business dans le coin icitte. Je peux te dire que quand il passait à maison, il nous en racontait, des affaires. On n'avait pas de télévision dans ce temps-là, faque les histoires de mononcle, on les écoutait religieusement. On se ramassait toute la famille dans le salon pour l'entendre raconter ses anecdotes. Pour nous autres les enfants, il faisait attention de ne pas dire des choses trop osées. Il nous parlait des spectacles qu'il voyait au Monument-National. Il fallait le voir imiter le Ti-Coq de Gratien Gélinas, c'était quelque chose.

Quand la mère nous envoyait nous coucher, je m'installais au-dessus de la petite trappe qui faisait passer la chaleur du poêle à bois pour pouvoir continuer à écouter les histoires que mononcle racontait au père. Il lui parlait de ses magouilles, des histoires de gangsters qu'il inventait au fur et à mesure. Après quelques petits coups de gros gin, il se mettait a lui jaser des night-clubs, des danseuses pis des femmes de joie. Il parlait des plaisirs de la chair comme ce n'était pas permis. C'était des péchés graves à l'époque! Je te dis que ça me faisait rêver, ces histoires-là! J'ai grandi avec ça dans tête en me disant qu'un jour, je viendrais voir ça par moi-même.»

Une sueur froide lui coule le long du dos. Les quelques cognacs et la chaleur qui règne dans l'établissement lui font tourner la tête.

- Ça va, Léo?

- Je pense bien que je vais aller prendre une petite bolée d'air frais. Ç'a été un plaisir de faire un brin de jasette avec vous. Encore bravo pour votre numéro.

La fausse blonde se lève et fait signe à un des portiers qui garde toujours un oeil sur ce qui se passe dans le club. Ce dernier s'approche de la table, prend le coude de Léo et le raccompagne jusqu'à la sortie.

Étourdi par l'alcool et par cette nuit remplie de souvenirs et de sensations, Léo peine à mettre un pied devant l'autre. Lentement, il réussit à marcher jusqu'au Montréal Pool Room, unique vestige de son époque. Il sent son vieux coeur qui s'emballe et cherche désespérément un banc sur lequel reprendre son souffle.

Marie empoche quelques dollars en mendiant le long de la Catherine et se dirige lentement vers la Main. Le temps est doux et le bas de la ville est en pleine effervescence. Elle est sans cesse bousculée par la foule qui s'anime autour des bars, mais bizarrement, Marie a l'impression que son corps ne lui appartient déjà plus. Lentement, elle se fait à l'idée que cette nuit sera sa dernière. Elle sent une sorte de paix l'envahir et elle ferme les yeux un instant pour s'imprégner de ce sentiment. Lorsqu'elle les ouvre de nouveau, un vieux monsieur se trouve devant elle.

- Bonsoir jeune femme, pourriez-vous m'aider? J'aurais besoin de m'asseoir un brin.

Marie est surprise qu'on s'adresse à elle de cette façon et se rend compte que le vieillard est sur le point de s'écrouler. Rapidement, elle donne son bras au vieux et le conduit lentement de l'autre côté de la rue où se trouve le parc de la Paix. Quelques minutes sont nécessaires pour se rendre jusqu'au muret dans le fond du square où Marie assoit le septuagénaire.

Léo est à bout de souffle, mais parvient quand même à remercier la jeune punk de son aide. Cette dernière fouille dans son sac et lui tend une bouteille d'eau toute cabossée. Il boit quelques gorgées d'eau tiède tout en observant le visage couvert d'anneaux d'argent de l'adolescente. Il regarde attentivement le tatouage qu'elle porte sur le côté de son crâne rasé. On y voit un diable et un ange qui s'enroulent l'un autour de l'autre pour former le symbole du yin et du yang. Son regard se soude ensuite à celui de la jeune fille.

Indéfinissable, ce regard semble durer une éternité.

Léo rend la bouteille et dans le même geste, il pointe le tatouage de la jeune fille.

- C'est moi qui l'ai dessiné.

- C'est vraiment très beau, lui répond Léo cherchant encore son souffle.

La punk vient s'asseoir à côté de lui et sort son carnet pour lui montrer son travail des derniers mois. À travers ces dessins, c'est le parcours de l'adolescente que Léo observe.

- Tu sais quoi, ma petite fille? Toi pis moi, on n'est pas tellement différents l'un de l'autre. Je vais te montrer quelque chose.

Se relevant péniblement, Léo ouvre le devant de son veston, desserre sa cravate et commence à déboutonner sa chemise.

- C'est quoi que tu veux me montrer au juste? réplique Marie quelque peu interloquée.

Léo lui sourit malicieusement en tirant sur les pans de sa chemise et l'ouvre complètement dévoilant un torse couvert de taches colorées. Marie met quelques secondes à réaliser que ces taches sont en fait des tatouages. Sur la poitrine flasque du vieux, les contours prennent des formes étranges et les traits sont délavés par le temps.

Une expression à mi-chemin entre le dégoût et l'ébahissement se dessine sur le visage de la jeune fille qui se rapproche pour pouvoir mieux observer cette galerie bizarre. On devine, entre autres signes indélébiles, des crucifix, un poignard, une tête de mort; on déchiffre quelques écritures ici et là et il y a aussi un croissant de lune qui se démarque un peu mieux des autres formes.

- Tu devines que je me suis pas fait faire ça par le gars du coin, han?

Léo porte un index sur son coeur. Avec son pouce, il étire sa peau et une masse bleue indistincte se précise. Il s'agit d'un dessin de revolver.

- Celui-là ce n'est pas le plus vieux, mais c'est le premier que je me suis fait faire en dedans.

Marie relève la tête lentement pour regarder Léo qui se met à lui raconter son histoire.

Léo lui relate comment les temps étaient durs dans sa campagne. Il avait perdu un frère à la guerre et ses parents n'avaient plus jamais été les mêmes. Les autres qui revenaient d'Europe reprenaient leur ouvrage dans les champs et Léo, qui n'avait pas l'âme du cultivateur, se faisait de l'argent de poche en travaillant chez le forgeron du coin. Après en avoir assez ramassé, il avait fait ses bagages et était parti vers la ville.

- J'avais à peu près ton âge quand je suis arrivé ici la première fois.

Il continue en lui parlant des premiers mois de misère, obligé de mendier et de voler pour se nourrir. C'était difficile, mais l'attrait et l'excitation de la ville et de la rue l'empêchaient de repartir. Un soir, il s'est fait prendre en tentant de voler le portefeuille d'un homme de main du clan Cotroni. On l'épargna en échange de ses services. Il n'était pas encore majeur lorsqu'il fut recruté par le clan mafieux. Il faisait des petites commissions pour les clients. Il trouvait des filles, de la drogue, il allait porter des enveloppes à des policiers corrompus et peu à peu, il s'est mis à faire des jobs de tordage de bras. Il s'est mis à casser des gueules, à casser des jambes, à casser des vies. Avec les années, Léo avait gravi les échelons et était devenu celui qui s'occupait de la protection de la plupart des commerces de la Lower Main. Il était craint et respecté, on l'appelait Léo de la Main.

Marie est accrochée aux lèvres de ce vieux qui continue de lui raconter ce qui se passait ici dans les années 50 et 60. Quand il lui parle de sa première fois avec une fille qui travaillait dans un bordel de la rue Clark, Marie éclate de rire. Elle songe que ça fait longtemps qu'elle ne s'est pas entendu rire aussi spontanément.

Léo lui raconte ensuite comment, un soir d'été 1963, il a été impliqué dans une fusillade. Un des hommes abattus s'est avéré être un policier. Il fut vite arrêté, jugé et condamné à la peine de mort. Longtemps, il s'est demandé s'il n'aurait pas préféré mourir pendu plutôt que de passer ces 46 dernières années derrière des barreaux. En disant cela, il se tourne vers Marie dont les yeux se sont emplis d'eau. Elle lui demande :

- Pourquoi t'es revenu?

- Et toi? Pourquoi t'es pas encore partie?

Leurs questions se perdent dans le bruit qui s'amplifie alors qu'arrive la fermeture imminente des clubs. Léo demande à la punk de l'aider à s'installer par terre pour qu'il puisse allonger ses jambes et appuyer son dos. Marie installe le vieil homme et s'assoit à son tour auprès de lui. Sa voix tremble quand elle dit:

- Je vais partir pour de bon très bientôt.

Léo délaisse sa canne et prend la main de Marie. Sans se presser, elle lui raconte à son tour son histoire. Léo l'écoute silencieusement en lui caressant la main. La jeune fille se confie comme jamais auparavant. Quand elle se tait enfin, les lueurs du jour commencent à poindre dans le ciel. Quelques taxis et sans-abri rôdent autour. Des mouettes et des pigeons commencent à venir piailler autour d'eux. Marie regarde les vieux immeubles en face en se demandant s'ils vont tout démolir ou garder ce qui reste de bon pour bâtir autour.

Après quelques instants d'un silence apaisant, Marie se tourne vers Léo qui a fermé les yeux pour ne plus jamais les rouvrir. Doucement, comme si elle ne voulait pas le réveiller, elle retire sa main de la sienne. Elle prend son carnet sur le sol et avant de le remettre dans son sac, elle y déchire la feuille du dessin de son tatouage, le plie en quatre et le met dans la poche de son veston.

Bouleversée, Marie longe lentement les murs barricadés du boulevard Saint-Laurent. Elle frissonne lorsqu'un courant d'air vient lui chatouiller le cou. Des larmes coulent sur ses joues.

Un nouveau jour s'est levé.