On a déjà demandé à Gilles Vigneault s'il avait inventé le mot Natashquan. Depuis le temps qu'il le chante et le raconte, son village natal, au bout de la route 138, est presque devenu mythique. «Eh ben, nous avons la preuve tous les deux que ça existe depuis avant moi et j'espère que ça existera longtemps après moi!» dit en riant le poète qui ressasse en notre compagnie ses souvenirs d'enfance.

Par un samedi matin ensoleillé, nous sommes assis dans la très belle petite église de Natashquan dont le plafond a la forme d'une coque de bateau inversée. Gilles Vigneault, qui en a dessiné les vitraux, se remémore la grand-messe de son enfance, le «moment dramatique et artistique» de la semaine dans ce village isolé, une cérémonie qui était à la fois son théâtre, son cinéma et son opéra. Il n'a pas non plus oublié les vêpres du dimanche après-midi que les gars chantaient plutôt que d'aller se promener sur le pont pour embrasser leurs blondes. «Il y avait aussi de l'ennui là-dedans, mais j'ai toujours ajouté que c'était un ennui de qualité», lance Vigneault avec un sourire complice.

L'abbé Georges Beaulieu, son «père en littérature» à Rimouski, lui a déjà dit que sa chanson Pendant que... était très proche du chant grégorien, tout autant que sa Danse à St-Dilon était influencée par les reels des violoneux et Gros-Pierre et L'air du voyageur par les chansons western que le jeune Gilles entendait la radio à 3 h du matin au restaurant Chez Raoul en provenance de Corner Brook.

«On s'en va de Natashquan, mais Natashquan ne s'en va pas de nous», me dira plus tard ce jour-là sa soeur Bernadette, la seule des huit enfants Vigneault avec Gilles qui ne soit pas morte en bas âge. Ce n'est pas un hasard si on dit de Bernadette qu'elle est la mémoire de la famille: «Gilles m'a donné un journal en 1970 et m'a dit: «T'écris ton journal, t'es capable!» Je l'écris depuis et je suis une ramasseuse.»

Gilles Vigneault revient tous les ans à ce Natashquan qu'il a quitté à 13 ans quand l'évêque de Hauterive lui a permis de faire des études collégiales à Rimouski. Il y est revenu en bonne partie pour ses parents qui ont beaucoup souffert de la perte de six enfants en quelques années. L'adolescent trouvait l'exil difficile, mais en souffrait moins que ses parents «qui se sont terriblement ennuyés de moi et ma soeur quand elle est allée se faire instruire pour devenir institutrice.»

Assis dans le «tambour» de la maison de son grand-père Jean Vigneault, le premier garçon né à Natashquan après l'arrivée des familles acadiennes venues des Îles-de-la-Madeleine en 1855, Gilles Vigneault fait une pause puis il ajoute: «Si j'ai un regret dans la vie, c'est de ne pas avoir écrit assez à mes parents quand j'étais au collège alors que j'étais en train d'apprendre à écrire. Mais j'étais dans l'ivresse de l'apprentissage, dans cette espèce de soûlerie de culture, de découverte, de livres...»

Il me parle de ses parents dont il a hérité quelques traits de caractère. De sa mère Marie, la Mariouche de Jack Monoloy, qui a écrit des lettres toute sa vie durant et «qui est partie voir si elle ne pouvait pas devenir une intellectuelle et un écrivain de l'autre côté», à 101 ans. Et de son père Willie, un conteur-né au charisme tel que son flamboyant fils s'effaçait presque en sa présence. Son père qui pouvait lui demander de raconter sa vie au collège et l'interrompre l'instant d'après: «T'inventes pas? C'est tout vrai? A beau mentir qui vient de loin, t'as été loin là!»

Des traces de Natashquan

Gilles Vigneault aura 82 ans le mois prochain. Pourtant, il y a encore des traces de Natashquan dans son album Arriver chez soi, paru il y a deux ans. Dans la chanson C'est à Natashquan..., bien évidemment, mais aussi dans C'est dans la nature des choses, écrite à Saint-Placide où il vit depuis de nombreuses années, mais «dans ma tête d'enfant de 5 ans qui essaie de mettre toute la mer dans un petit trou de sable», m'expliquait-il à l'époque.

Ça n'étonnera personne, Gilles Vigneault a la bougeotte. Quand ils vont pique-niquer ou cueillir des fruits aux «trous de sable», il ne s'immobilise jamais plus de 15 à 18 secondes, m'assure sa femme Alison. Je le regarde marcher sur la plage puis s'asseoir sur le rebord de la chaloupe à l'intérieur du «magasin» des Galets où, jadis, on préparait et séchait la morue en plus d'entreposer les barques et les agrès des pêcheurs. Je l'observe se fondre dans ce décor on ne peut plus natashquanien et je me sens un peu comme ce couple qui l'a croisé dans l'église tantôt et qui n'aurait sans doute pas été plus comblé s'il était tombé sur le père Noël au pôle Nord.

Il ne reste aujourd'hui qu'une douzaine des 33 bâtiments en bois des Galets dont certains étaient centenaires, un lieu de mémoire qui est encore l'image de marque de Natashquan et que Québec a classé site historique en 2006. Vigneault bout: «Ç'a été classé, mais ce qu'il y a de plus solide dans les Galets actuellement, c'est la plaque que le gouvernement est venu poser. Avant la plaque, il aurait fallu réparer la toiture et le bardeau, et peinturer. Chaque chose dans l'ordre. La plaque est indestructible et les Galets foutent le camp!»

Ce matin-là, Vigneault avait un pansement à la main. «J'ai défoncé une vitre. Quand je suis fâché, moi...», m'a-t-il répondu sans que je sache vraiment s'il blaguait. Il n'aime pas la confrontation et les engueulades, m'a déjà dit son fils Guillaume, mais il n'a sûrement rien perdu de sa capacité d'indignation. La veille, vers la fin de son dernier atelier d'écriture, il avait dénoncé devant ses jeunes compagnons, avec tout autant d'élégance que de colère, la nouvelle politique sur le recensement du gouvernement conservateur. Les mots fusaient: illogisme total, ignorance crasse, malhonnêteté atavique...

«Cela est dû au manque d'attachement à leur propre pays de nos gouvernants en haut lieu fédéral et cela vient aussi de leur désir sournois, et de droite, d'arriver à contrôler par l'ignorance, reprend-il de plus belle, assis dans la maison de son grand-père. Quand on ne sait pas qui on est et d'où on vient, c'est facile de ne pas savoir où on va; après ça, n'importe quel pasteur ou berger peut venir nous dire: «Vous allez aller par là, c'est votre destin».»

On ne pourra jamais accuser Gilles Vigneault de manquer d'attachement à son pays.