Au Québec, nous sommes un peu en retard sur la France dans cet engouement pour les récits de « transfuges de classe » qui anime le monde littéraire français depuis quelques années, avec un éclairage énorme depuis le Nobel décerné à Annie Ernaux en 2022.

À moins que cette notion ait toujours été présente dans notre littérature, sans forcément avoir le sceau de la sociologie (ou du Nobel) pour la consacrer.

La conscience des classes sociales, de la pauvreté, des injustices et d’un retard dans l’éducation traverse énormément d’œuvres québécoises, de Félix Leclerc à Michel Tremblay, en passant par Pierre Vallières, Michèle Lalonde, Pierre Falardeau, Gaston Miron ou Fernand Dumont. Et cette conscience n’a jamais vraiment disparu, si on pense à des auteurs comme Caroline Dawson, Maude Veilleux, François Blais, Dalie Giroux ou Francis Ouellette.

Ici en Amérique, quand bien même dit-on que la méritocratie est un leurre, on aime les transfuges de classe depuis longtemps, ces gens qui partent de rien pour monter jusqu’au top, et si vous venez d’un milieu privilégié, vous avez plutôt avantage à le cacher ou à vous réclamer de l’origine prolétaire de votre grand-père pour vous rendre sympathique.

En ce moment au Québec, Rue Duplessis, ma petite noirceur, de Jean-Philippe Pleau, un récit de transfuge de classe assumé, est au sommet des ventes en librairies, précédé d’une critique positive unanime. J’attendais beaucoup de ce livre, car j’aime bien Jean-Philippe Pleau, un être sensible, excellent animateur de l’émission Réfléchir à voix haute à Radio-Canada, mais aussi parce que je suis une lectrice de ces récits depuis longtemps – Ernaux, Eribon, Louis, etc. Or, je ne sais trop pourquoi, j’ai été perplexe tout au long de ma lecture de Rue Duplessis.

Pourtant, je me suis reconnue dans ce que Pleau dépeint – la puissance du récit du transfuge réside beaucoup dans l’identification du lecteur à ce qui est raconté. Mais j’ai été incapable de me projeter dans l’interprétation douloureuse que fait l’auteur de son changement de milieu, qui n’a rien d’exceptionnel, il me semble, chez nous.

Je me demande en fait si on peut vraiment faire du concept de « transfuge de classe » une identité, plutôt qu’une caractéristique parmi d’autres de son parcours de vie. En tout cas, il faudra que j’en jase un jour avec Jean-Philippe Pleau. La souffrance que j’ai perçue dans son livre, je crois qu’elle tient beaucoup à son entrée dans une vie intellectuelle qui le passionne, et qu’il ne peut partager avec sa famille, comme Ovide Plouffe.

En France, on commence à en avoir marre de ces récits. Dès 2021, le magazine Frustration, qui porte bien son nom, posait frontalement la question dans un éditorial assez comique : « Peut-on décemment en avoir plein le cul des récits de transfuges de classe » ?

La locution « transfuge de classe » est passée des sciences sociales à la littérature – la philosophe Chantal Jacquet préfère celle de transclasse, moins péjorative, qui contourne un peu l’idée de trahison ou qu’il y aurait un « haut » et un « bas ».

Ce nouveau genre de récits suscite le même agacement, sinon le mépris, que l’autofiction à ses débuts, car ce sont souvent des « récits de soi » qui permettent d’illustrer de façon très subjective le décalage, la honte ou la colère quand on y compare ses origines modestes en migrant vers un milieu « ascendant ».

Pour l’écrivain Ivan Jablonka, cela révèle un brouillage des frontières entre la fiction et la recherche savante, autrefois complètement opposées, qui serait en train de nous donner Le troisième continent, titre de son essai enthousiaste sur la littérature du réel, où il aborde non seulement les récits de transfuges, mais les enquêtes, les reportages, les témoignages, etc.

« On en arrive à une nouvelle définition de la littérature : des écrits qui disent la vérité et changent le monde », croit-il. En tout cas, pour les auteurs « transfuges de classe », quand ils cartonnent, ça change leur vie, c’est sûr. Et même celle des autres : dans son dernier livre, Monique s’évade, Édouard Louis aide sa mère à sortir d’une relation toxique et à recommencer sa vie avec l’argent gagné par ses ouvrages qui ont causé de la chicane dans la famille.

Mais au Québec, ne sommes-nous pas tous un peu transfuges ou enfants de transfuges, au fond ? Notamment depuis la génération des baby-boomers qui a eu plus largement accès à l’éducation ?

C’est d’ailleurs la question qui était posée dans un épisode très intéressant de l’émission Le temps du débat sur France Culture en avril dernier.

Écoutez l’épisode « Sommes-nous tous des transfuges de classe ? »

Parmi les invités, Karine Abiven, qui a cosigné avec Laélia Véron le fascinant essai Trahir et venger où elles interrogent « les paradoxes des récits de transfuges de classe », qui sont nombreux – le plus grand étant d’atteindre la célébrité en publiant dans de grandes maisons d’édition son histoire personnelle de transfuge.

Dans une entrevue, Laélia Véron dit ceci : « Le transfuge va se mettre très souvent en situation de porte-parole, mais qu’il autoproclame, par rapport à ses parents qui seraient représentatifs d’une classe ouvrière, et ça pose aussi une question de confiscation de la parole. Est-ce qu’à force de parler de gens issus de classes populaires, on ne parle plus des classes populaires elles-mêmes ou elles ne parlent plus elles-mêmes ? »

Les auteures soulignent cependant que si on a l’impression d’une multiplication de ces récits, qui représentent en fait une petite partie de ce qui est publié, c’est qu’ils sont accompagnés d’un emballement médiatique. « Cette locution ne cesse de voir s’étendre ses emplois : en 2015, elle apparaît deux fois dans l’ensemble des principaux journaux francophones. En 2022, l’expression apparaît environ 300 fois et presque autant en 2023. » On peut dire que ce concept est en train de passer dans le langage courant.

PHOTO JONATHAN NACKSTRAND, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’écrivaine Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature 2022

Même Annie Ernaux, citée par tous les auteurs qui se définissent comme « transfuge de classe », semble prendre ses distances avec ce terme auquel il serait dommage qu’elle soit résumée. J’ai lu passionnément Ernaux davantage pour comprendre l’histoire des femmes que pour son expérience de transfuge, pourtant nécessaire à la compréhension des femmes, qui ont été en quelque sorte des transfuges dans tous les domaines au XXsiècle.

« Il ne faudrait pas tout le temps parler de transfuge social, dit-elle dans un extrait de l’émission. Ça stérilise la réflexion. » Dans Une conversation, Annie Ernaux dit aussi que « la notion de transfuge de classe finit par être mise à toutes les sauces, brandie même comme un étendard ».

J’ai passé de longues soirées arrosées avec des boomers qui me racontaient leur enfance dans des familles pauvres et nombreuses, en ayant l’impression d’avoir échappé à un destin d’usine avec la Révolution tranquille. Dans certaines familles, comme celle de Pleau ou la mienne, c’est arrivé une génération ou deux plus tard, mais disons que le processus était enclenché.

Ce n’est qu’à la fin de Rue Duplessis que Pleau mentionne ces chiffres très intéressants, qui montrent le caractère non exceptionnel de son parcours et qui disent quelque chose du Québec : « En 2017, 59 % des étudiants du réseau de l’Université du Québec étaient les premiers de leur famille à fréquenter un établissement d’enseignement dit “supérieur” ; dans les autres universités francophones, le taux était de 41 %. Puis de 34 % dans les universités anglophones. »

Je pense que si les récits de transfuges de classe résonnent autant en ce moment, c’est non seulement parce que nombreux sont ceux qui s’y retrouvent, mais aussi parce que la peur du déclassement est de plus en plus prégnante, à mesure que les leviers de l’ascenseur social, développés depuis la Révolution tranquille, disparaissent : un système de santé et d’éducation à deux vitesses, l’accès à la propriété, même le simple accès à un logement social, la fragilité des services publics…

Par contre, je suis d’accord avec cette affirmation de Jean-Philippe Pleau dans son livre : « Les classes sociales existent toujours. Seule la lutte a cessé. »

  •  Rue Duplessis, ma petite noirceur, Jean-Philippe Pleau, Lux, 327 pages

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    Rue Duplessis, ma petite noirceur, Jean-Philippe Pleau, Lux, 327 pages

  • Trahir et venger, Laélia Véron et Karine Abiven, Cahiers libres/La découverte, 230 pages

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    Trahir et venger, Laélia Véron et Karine Abiven, Cahiers libres/La découverte, 230 pages

  • Le troisième continent ou la littérature du réel, Ivan Jablonka, Seuil, 387 pages

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    Le troisième continent ou la littérature du réel, Ivan Jablonka, Seuil, 387 pages

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