Dans cette province dont la devise est « Je me souviens », de grands artistes ont souvent sombré dans l’oubli avant d’être, s’ils sont chanceux, redécouverts après leur mort. Ce n’est vraiment pas ce qui se passe avec Michel Tremblay. Aucun écrivain n’a autant été célébré de son vivant au Québec. Comme s’il n’y en avait qu’un, comme s’il n’y avait que lui, et ça peut en énerver certains, mais il n’a pas d’équivalent. Il n’a pas sombré dans l’abîme du rêve, son destin d’écrivain n’est en rien tragique ; il est toujours là, à 81 ans, à écrire, à recevoir les honneurs et les hommages, à mesure que nous comprenons la place incomparable qu’il occupe dans la culture québécoise.

Très rares sont les gens qui connaissent en totalité l’œuvre de Tremblay, et je n’en fais pas partie. Il y a ceux qui fréquentent son théâtre, mais pas ses romans, et vice versa, ceux qui s’en tiennent aux classiques (les Chroniques du Plateau-Mont-Royal), et d’autres qui l’ont découvert (ou redécouvert) avec La diaspora des Desrosiers.

J’ai compris que Michel Tremblay était dans quelque chose de bien plus vaste que je ne le pensais quand il s’est lancé dans La diaspora des Desrosiers. Comme sa voisine Marie-Claire Blais à Key West qui était plongée dans l’énorme projet du cycle Soifs. Dans cette île gay-friendly américaine, ces deux-là, qui ont failli être réduits à leurs premiers chefs-d’œuvre, ont créé des mondes qui font croire au pouvoir de l’art et de l’affirmation, et ils seront à jamais associés dans ma tête sous la lumière de Key West.

PHOTO CAROLINE GRÉGOIRE, ARCHIVES LE SOLEIL

La première de l’opéra de Michel Tremblay Messe solennelle a eu lieu en juillet dernier, à Québec.

La richesse de l’œuvre de Tremblay prête à toutes les formes artistiques : théâtre, opéra, comédie musicale, cinéma, télésérie. Pendant que j’écris ceci, Les belles-sœurs a été joué au festival de Stratford et la comédie musicale sera transposée au cinéma par René Richard Cyr ; les Chroniques du Plateau-Mont-Royal font l’objet d’une série télé par Serge Boucher que j’attends impatiemment ; Messe solennelle pour une pleine lune d’été et Albertine en cinq temps sont des opéras de Christian Thomas et Catherine Major, tandis que Luc Provost, alias Mado Lamotte, incarnera Hosanna au Trident à Québec dans La Shéhérazade des pauvres.

J’en oublie sûrement, mais l’hommage le plus imposant concernant Tremblay en ce moment est La traversée du siècle. Un travail titanesque d’Alice Ronfard, aidée au début par le regretté André Brassard, qui a voulu adapter à partir de ses écrits tout l’univers de Tremblay en une pièce de 12 heures, présentée dans sept théâtres montréalais jusqu’en 2024 – du jamais-vu, une telle collaboration.

La traversée du siècle a été créée une première fois en août 2022 à Espace Libre, devant un Michel Tremblay qui a pleuré « pendant douze heures », selon ses propres mots. Mon amie, la journaliste Marie-Christine Blais, qui était là, m’a convaincue d’aller vivre cette expérience unique, parce que 12 heures, ça me faisait peur. Mon chum aussi d’ailleurs, heureux d’apprendre que je n’avais pas pu obtenir deux billets – imaginez-vous donc que ce spectacle-fleuve est pratiquement complet partout.

PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Une partie de la distribution de La traversée du siècle

Mais nous avions écouté ensemble la balado de Radio-Canada de La traversée du siècle, émus dès les premières minutes par ce spunkie écossais, une créature fantastique débarquée en Amérique du Nord pour découvrir qu’il n’existe aucune féérie dans le village de Duhamel, celui de Josaphat et Victoire, frère et sœur dont l’amour incestueux est à l’origine d’une famille maudite.

On a tendance à oublier le sens du fantastique et du merveilleux dans l’œuvre de Tremblay, dont le tout premier livre est le recueil Contes pour buveurs attardés. Ce qu’Alice Ronfard a placé dès le début, pour rappeler que c’est une mythologie québécoise que Tremblay a fini par tricoter, comme Florence, Mauve, Rose et Violette ont tricoté des vies. Et qui touche aujourd’hui à l’universel.

Tremblay a fait du destin de familles canadiennes-françaises une grande tragédie aux accents antiques. Si Les belles-sœurs a fait le tour du monde et a été traduit en tant de langues, c’est que partout des femmes vivent les mêmes choses, ce que l’écrivain a su saisir juste en regardant autour de lui dans les rues du Plateau Mont-Royal et sur la Main.

Mais c’est encore plus que ça, Tremblay. C’est la voix des marginaux, des déclassés et des humiliés qui se fait entendre, celles des femmes, des fous et des minorités sexuelles, tandis que les hommes sont presque tous anéantis et alcooliques. Je ne suis guère surprise que des jeunes soient en train de le découvrir, ça demeure avant-gardiste. Et tout cela en inscrivant la langue québécoise pour toujours au patrimoine de l’humanité.

Un jour, j’ai fait un reportage sur les influences littéraires de la jeune génération comme on en fait souvent, et Michel Tremblay ne figurait pas sur cette liste à ce moment-là. J’ai reçu un courriel de Michel que je n’oublierai jamais :

« En toute humilité : et moi, je suis un coton ? »

J’avais l’impression d’être dans un dialogue de Tremblay, et j’avais envie de lui répondre « mais laissez-en des fois pour les autres, Michel ». En fait, j’ai pensé : « Vous ne savez donc pas que vous êtes le plus grand ? »

Ce doute, ce besoin insatiable d’être aimé et pertinent, quand on est l’écrivain québécois le plus célébré de son vivant, m’a bouleversée. C’est l’une des raisons qui m’ont fait voir La traversée du siècle, dont j’avais finalement besoin.

Samedi dernier au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, à traverser les 12 heures de La traversée du siècle dans une sorte de communion avec le public et les interprètes, j’étais en train de vivre ce qui fait les classiques. Ce sont leurs contemporains. Tous ces gens qui se réunissent pour un auteur, pendant qu’il est dans la salle, comme autrefois des gens ont dû voir du Shakespeare en même temps que le dramaturge. Entendre rire Tremblay, quelques rangées plus loin que la mienne, ça n’avait pas de prix. Je pourrai dire que j’étais là, comme d’autres se vantent d’avoir été les premiers spectateurs des Belles-sœurs.

  • La traversée du siècle sera présentée dans plusieurs théâtres québécois.

    PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    La traversée du siècle sera présentée dans plusieurs théâtres québécois.

  • La pièce phare rassemble l’univers de Michel Tremblay.

    PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    La pièce phare rassemble l’univers de Michel Tremblay.

  • De nombreux comédiens de renom font partie de la distribution.

    PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    De nombreux comédiens de renom font partie de la distribution.

  • Alice Ronfard est derrière ce projet.

    PHOTO MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

    Alice Ronfard est derrière ce projet.

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Dans ce projet incroyable d’Alice Ronfard qui a tout lu, et que j’ai juste envie de remercier, Michel Tremblay craignait qu’elle ne découvre des erreurs – « parce que j’ai commencé à l’envers, par l’apocalypse pour finir avec la genèse, je n’avais pas de plan », m’a-t-il dit. Ce qui l’a le plus marqué dans le résultat de La traversée du siècle est la cohérence. « Tout ça se tient. » Il y a de quoi pleurer quand un écrivain traverse ainsi ses 60 ans d’écriture en un seul spectacle qui dure quand même une journée. Car ce n’est pas la cohérence des dates et des faits que l’on découvre avec cette pièce, c’est celle de l’écriture, implacable. La langue de Tremblay, comme on pourrait dire la langue de Molière.

Il m’a fallu tenir pendant 12 heures pour comprendre ça, éblouie par ce qui se déployait devant moi. Une formidable offrande pour l’auteur, évidemment, mais d’abord pour les spectateurs qui peuvent maintenant combler des trous dans leur connaissance de l’œuvre immense de Tremblay en suivant une chronologie.

Beaucoup de morceaux du puzzle trouvent ainsi leur place dans nos têtes avec La traversée du siècle, en suivant les destins de Victoire, Albertine et Thérèse, entourées de personnages tout aussi inoubliables (au premier rang Édouard, la Duchesse de Langeais).

J’ai cassé au beau milieu, après la mort de Victoire, incapable de retenir mes larmes. Trop d’émotions, comme si je prenais conscience que j’assistais à quelque chose de rare, un partage profond et sincère, une catharsis, une compréhension de mon identité, par la seule force de l’écriture de Tremblay. Un tel voyage devrait enlever pour toujours cette peur de disparaître qui tenaille ce peuple depuis si longtemps : Michel Tremblay l’a tout simplement rendu immortel.

La traversée du siècle, en tournée

  • Le 2 septembre 2023, à Espace Libre
  • Le 20 avril 2024, à La Licorne
  • Le 25 mai 2024, au Quat’Sous
  • Le 8 juin 2024, au Rideau Vert
  • Le 15 juin 2024, chez Duceppe
  • Le 29 juin 2024, au Théâtre du Nouveau Monde
La traversée du siècle

La traversée du siècle

Leméac

461 pages

Écoutez la balado Michel Tremblay : La traversée du siècle