Il y a 10 ans, Netflix a pulvérisé la façon traditionnelle de consommer nos émissions en proposant un modèle à la fois énergivore et hypercalorique : le gavage télévisuel, la rafale télé ou le bon vieux binge watching.

Bing, 13 épisodes de House of Cards sortaient d’un coup ! Bang, l’entièreté d’Orange Is the New Black débarquait en ligne ! Bong, voici les 12 heures de la première saison de Sense8 ! Bourrez-vous à partir de minuit.

Excités comme Jean-Philippe Wauthier devant un chandail griffé à col échancré, nous attaquions ces imposants blocs télévisuels avec un féroce esprit de compétition. Qui traverserait la série en premier, sans cligner des yeux ? Qui se vanterait, après deux nuits blanches, de connaître le dénouement ultime avant ses camarades ?

On enfilait frénétiquement les épisodes sans les savourer, tel un fumeur qui s’allume avec ses mégots. Si on poireautait trop, quelqu’un dans notre entourage s’ouvrirait la trappe et divulgâcherait le dénouement. Avalés par nos sofas, on se zombifiait sous la pression de dévorer vite, vite, vite des téléséries prestigieuses dont nous attendions l’arrivée depuis un an, parfois plus. Quoi, t’as pas encore fini Ozark ? Voyons !

Puis, on oubliait tout. Aussitôt la série terminée, aussitôt effacée de notre mémoire. Et on recommençait avec un autre titre et on brûlait une quantité phénoménale de matériel de qualité en un week-end.

Après la pandémie, le terme binge burnout a circulé pour décrire la lassitude qui découle de cette gloutonnerie télévisuelle, où chacun s’empiffre seul dans son coin, sans possibilité de discussion de machine à café, personne n’étant rendu au même endroit dans le visionnement d’une série.

Une décennie de gavage sériel nous fait maintenant apprécier le modèle d’Apple TV+, qui préfère écouler un épisode par semaine de ses séries vedettes plutôt que de les déposer au complet sur sa plateforme, le jour du lancement. Cette façon de faire, qui sert à prolonger les abonnements sur plusieurs mois, ne soyons pas dupes, nous ramène à la bonne vieille époque où l’on regardait nos programmes à la petite semaine.

Plusieurs autres services ont adopté la sortie hebdomadaire, dont Crave et Disney+, et je suis loin d’haïr ça, au contraire. Des séries denses et intenses comme Silo, Game of Thrones ou Succession se savourent lentement. On a alors le temps d’en apprécier tous les détails, de spéculer sur l’intrigue à venir et, surtout, d’en discuter avec des amis sans craindre le divulgâcheur suprême.

De semaine en semaine, le buzz gronde, les mèmes pullulent sur les réseaux sociaux et nos attentes grimpent en prévision de la finale de notre série chouchou. La rafale avait anéanti tous ces rites amusants.

Par contre, les plateformes doivent arrêter les modes de diffusion dits hybrides, qui mêleraient même un jeu de cartes pas encore déballé. Du genre : les quatre premiers épisodes arrivent le deuxième jeudi du mois, les trois suivants sont prévus à la pleine lune et le reste atterrira au prochain solstice. Soit vous offrez tout votre matériel, soit vous le refilez une tranche la fois, mais arrêtez de vous asseoir entre deux chaises, s’il vous plaît. Ça devient impossible à suivre.

Toutes les séries ne se prêtent pas au goinfrage, et vice-versa. Par exemple, les séries popcorn, bourrées d’action, s’enfilent à la chaîne. Je pense ici à 24, Jack Ryan ou Homeland, qui carburent à la célérité et à l’adrénaline. On veut savoir tout de suite, maintenant, ce qui adviendra de nos agents préférés. Pas dans une semaine.

J’ajouterais à cette liste Hijack (Détournement, en version française), la nouvelle attraction scintillante d’Apple TV+. J’ai entamé cette semaine ce thriller britannique de type contre la montre et j’étais bien déçu qu’il n’y ait que trois épisodes offerts. J’aurais tout englouti. Le quatrième décollera le 12 juillet.

Hijack raconte une prise d’otages dans un avion commercial, qui se déroule en temps réel, comme 24, d’ailleurs. Sept épisodes d’une heure pour illustrer les sept heures de vol qui séparent Dubaï de Londres. Forme classique pour résultat stressant.

Donc, un groupe d’activistes aux revendications nébuleuses prend le contrôle d’un appareil qui transporte 200 personnes. Parmi les passagers, il y a Sam Nelson, joué par le suave Idris Elba (Luther, The Wire), qui travaille comme négociateur lors de fusions ou d’acquisitions d’entreprises. Vous devinez la suite : le rusé et charismatique Sam s’immiscera dans les pourparlers entre le capitaine de l’avion, l’équipage et les ravisseurs pour s’assurer que personne ne périsse pendant le processus.

Il y a plein de choses qui clochent dans Hijack. D’abord, les méchants n’ont aucunement l’air dangereux. Ensuite, on se sacre pas mal du sort des passagers, qui n’ont pas du tout l’air sympathiques (ou même paniqués, on le serait à moins). Mais on embarque quand même dans ce tour de manège ébouriffant, jalonné de revirements imprévus.

Hijack se présente comme une superproduction estivale : efficace, divertissante, mais qui ne marquera pas les esprits. Comme si on l’avait avalée en rafale.